MADEMOISELLE LAURENCE
ou
UN ZÈBRE À PANAME
SACD 000255926
PERSONNAGES :
MADEMOISELLE LAURENCE
MADAME SAPY
MONSIEUR GOUDENARD
TROISGROS
STÉPHANE
SORIN
JEUNE HOMME 1
JEUNE HOMME 2
JEUNE HOMME 3
CHARLIE CHAPLIN
***
SABINE LEBESGUE
sababfab@yahoo.com
***
Une petite fille (ressemblant étrangement à Mlle Laurence, et choisie au préalable dans le public) entre en scène et lit la fable de La Cigale et la Fourmi de Jean de la Fontaine.
LA PETITE FILLE :
La Cigale et la Fourmi
La Cigale, ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
"Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'Août, foi d'animal,
Intérêt et principal. "
La Fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
- Vous chantiez ? J’en suis fort aise.
Eh bien! Dansez maintenant.
Jean de la Fontaine
ACTE I
Coincé entre Pigalle et Barbès, un appartement baroque et pittoresque, rempli de toiles improbables, laisse supposer une propriétaire picaresque. Les rideaux sont tous lacérés. La moquette pourrit, la douche dégouline, mais on s’y sent bien. Le soir, on aperçoit la Grande Ourse de la fenêtre.
Scène 1
On découvre Laurence habillée d’une robe champêtre et estivale devant un psyché, chantonnant (un peu faux) la chanson Que será será de Doris Day. A côté d’elle, un amoncellement de robes prouve qu’elle se livre à un essayage depuis un moment. Troisgros (un gros chat gris charismatique, philosophe, sarcastique ou pontifiant, selon les heures) discute avec elle en faisant sa toilette.
LAURENCE : (virevoltant dans sa chambre devant l’armoire à glace) : Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle (puis, plus bas) ou sinon, tais-toi !
TROISGROS (apparaissant alors qu’il était tapi dans la pénombre) : Oh, l’habit ne fait pas le moine, ne l’oublie pas ! Ni même la moinesse !
LAURENCE : Premièrement, on ne dit pas « moinesse » mais « moniale », deuxièmement, en Allemagne, ils disent l’inverse : que l’habit fait le moine ! Et troisièmement, je n’ai jamais eu l’intention d’entrer dans les ordres !
TROISGROS (comptant sur ses pattes) : C’est vrai que les ordres et toi, ça fait deux (puis, très vite) trois, quatre, cinq, six, sept, huit...
En coulisse, les autres acteurs énumèrent en même temps des chiffres et nombres improbables (quarante-douze, cinquante-treize, vingt-seize, l’infini !).
LAURENCE : Allez, pousse-toi de là, que je me mire…
TROISGROS (outré) : Tu ne serais pas en train de me donner un ordre par hasard ?
LAURENCE (passant devant elle des robes pour se faire une idée du rendu): Je n’ai jamais dit que je n’aimais pas en donner. J’ai juste dit que je ne souhaite pas y entrer. Et que je n’apprécie pas outre mesure d’en recevoir… Mon Dieu, que c’est compliqué : je ne dois être ni trop sexy, ni trop classique, je ne dois faire ni trop jeune, ni trop vieille. Voilà qui va être simple… Bon ? Tâchons de rester concentrée…
TROISGROS : Tu as un rendez-vous ?
LAURENCE : Oui, si on veut.
TROISGROS : Un rendez-vous galant, un rendez-vous d’embauche ? Médical ? (puis plus bas) avec un psy...
LAURENCE : Un rendez-vous, c’est tout. Un rendez-vous de débauche plutôt, si tu veux tout savoir.
TROISGROS (grave et solennel): Ah, c’est donc ça. C’est donc aujourd’hui…
LAURENCE (nerveuse): Ça veut dire quoi, c’est donc ça. C’est donc aujourd’hui ! Tu vas arrêter avec tes « donc » ! Est-ce que je me permets de t’envoyer des « donc », moi, non mais dis-donc !
TROISGROS : Madame est nerveuse ! Si, si nul besoin de t’en défendre, tu sais, nous les chats, nous sentons ces choses-là. On le serait à moins, cela dit… Tu vas voir comment ils vont te recevoir à l’Agence pour l’Emploi. Ah, ça, pour ce qui est d’être reçue, tu ne vas pas être déçue !
LAURENCE (cherchant des sandales) : J’espère bien ne pas l’être. Je ne le suis déjà que trop…
TROISGROS : Déçue ? Désabusée ? Frustrée !
LAURENCE : C’est pire que ça, Troisgros. Désillusionnée, je suis ! Complètement, et irrémédiablement désillusionnée…
TROISGROS : J’ai pourtant bien l’impression que tu t’en fais trop, moi…
LAURENCE : Ah ça, pour ce qui est de m’en faire, je m’en fais ! C’est fou ce que j'm'en fais ! À force de me mettre la rate au bourre-couillon, je vais attraper des cheveux blancs du jour au lendemain, comme Marie-Antoinette, vlan, et une grosse ride du lion, comme Alice Sapritch, comme ça, vlan, (elle mime), bien creusée, au milieu des sourcils, qui me donnera un air revêche − mais respectable − …
TROISGROS (agacé) : Ce n’est pas ce que je voulais dire !
LAURENCE : Comment ça ?
TROISGROS : Quand je disais que tu t’en faisais trop.
LAURENCE : Ah, tu parles de mes conquêtes, peut-être ? Oui, je te l’accorde, je m’en suis fait pas mal − et des plutôt pas mal en général − c’est vrai, et alors ? Occupe-toi de tes remontées de poils ! De toute façon, j’ai décidé de ne plus aimer personne… Parce que… Parce qu’ils finissent toujours par me désaligner les chakras ! Voilà ! Et puis, l’homme parfait n’existe pas alors…
TROISGROS (pour lui) : Alors qu’il est évident que tu incarnes la femme parfaite… Cela dit, malgré ton palmarès impressionnant, ce n’est pas non plus ce que je voulais dire… Je parlais des il-lu-sions… Tu te fais des illusions ma pauvre Laurence. Tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, tu yoyotes de la touffe, t’as fêlé la cafetière…
LAURENCE (l’interrompant) : Tiens, du café, tu as raison ! C’est exactement ce qu’il me faudrait. Un bon petit noir sans sucre, bien serré !
TROISGROS (continue, ignorant l’interruption) : Tu es bien assez énervée comme ça, crois-moi. Mais, ôte-moi d’un doute quand même : tu penses vraiment aller les voir et leur balancer, comme ça, de but en blanc : Bonjour Madame, ou bonjour Monsieur : « Je ne souhaite pas particulièrement travailler… »
LAURENCE : Mon pauvre Troisgros, tu n’y es pas du tout. Je vais arriver et je vais dire : Bonjour Madame − parce que je sais déjà que c’est une dame, même qu’elle s’appelle Madame Sapy − et donc je vais me présenter et dire « Bonjour Madame, je ne veux pas travailler. Tu saisis la nuance ? Si je leur dis « je ne souhaite pas particulièrement travailler », je leur laisse un espoir, une brèche, dans laquelle ils vont s’engouffrer. Non, il faut être radical et final. Je vais la regarder fixement et déclamer d’une traite : « Bonjour Madame, je ne veux pas travailler. » Note bien que ce n’est pas que je ne veux rien faire ! C’est juste que je ne veux pas faire quelque chose qui m’empêcherait de faire ce que j’ai envie de faire. Mais si j’arrive à faire quelque chose que j’aime faire, alors… Je crois qu’il faudrait juste que je sache ce que je veux faire…
TROISGROS : Va comprendre, chat…
LAURENCE : C’est très simple, je ne sais pas ce que je veux faire et je ne peux pas me forcer à faire quelque chose qui ne me convient pas, parce que cela devient vite désagréable pour tout le monde, mes employeurs comme moi-même…
TROISGROS : Quel altruisme de penser à tes employeurs !
LAURENCE : Si je devais faire un travail qui ne me plaît pas, je crois que j’en mourrais ! Et tu n’aurais plus qu’à donner mon corps à la science !
TROISGROS : Ou aux charognards…
LAURENCE : C’est vrai qu’une charogne doublé d’un gros lard, ça doit forcément avoir des amis charognards ! Sans compter que ça me gâche les vacances…
TROISGROS : Le chômage, tu veux dire ?
LAURENCE : Non, les vacances. Enfin, quand je travaille, bien sûr.
TROISGROS : C’est-à-dire ?
LAURENCE : Eh bien, si je sais que je dois aller faire un travail que je n’aime pas, je n’arrive pas à me détendre pleinement en vacances, parce que je gamberge, j’angoisse, bref, je dépéris, et donc je ne peux même plus profiter des vacances, en plus de ne pas profiter de mon travail. C’est un cercle vicieux, tu comprends ?
TROISGROS : J’ai beau avoir l’habitude, j’ai quand même parfois un peu de mal à te suivre…
LAURENCE : Et tout cela de la part d’un chat qui mange exclusivement de la pâtée pour chiens… c’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Bon, écoute, toi, ce n’est pas grave, mais j’espère que Mme Sapy comprendra, elle… Elle est vraiment seyante, cette robe en dentelle, tu ne trouves pas ? Elle met bien ma poitrine en valeur tout en arrivant juste au-dessus du genou, courte sans faire putain, correcte sans faire carmélite, je ne suis pas trop belle, pour ne pas la mettre mal à l’aise, ni trop laide non plus pour ne pas me sentir moi-même mal à l’aise...
TROISGROS : Elle te sied, elle te sied, je ne dis pas le contraire… Mais si tu aimes autant les ajourés, je ne comprends pas pourquoi tu m’as fait un tel cirque pour les quelques coups de griffe sur tes rideaux… Je te propose de les transformer en dentelle si tu veux ! De la dentelle très fine et délicate pour laisser passer la lumière !
LAURENCE : Si tu oses, je te transforme en mortadelle ! Très fine et délicate. Oh, et tous ces poils partout, quelle plaie ! Je crois que je vais essayer la recette que Tchekhov donne contre chute des cheveux au début des Trois Sœurs. Ça doit probablement marcher aussi pour les poils… D’ailleurs Tchekhov est bien le premier à hésiter sur le bienfait du travail ! Au départ, sa petite Irina est toute contente de bosser, et à la fin, elle est complètement déprimée. Et son baron qui rêve de travailler, heureusement qu’il perd son duel parce que sinon, il aurait vite déchanté aussi ! Et d’ailleurs s’il n’était pas mort, son Irina l’aurait épousé sans l’aimer, juste pour aller à Moscou et ça, c’est vraiment sordide… Quelle abyssale hérésie, franchement… Même pour un Russe !
TROISGROS : Va comprendre, chat, va comprendre.
LAURENCE : Allez, je file, je ne voudrais pas être en retard. Quand même ça ne se fait pas. D’arriver en retard. À un premier rendez-vous. Enfin, juste un petit peu, mais pas trop quand même : je ne voudrais pas pousser le bouchon au-delà des bornes des limites de la décence !
TROISGROS : On a des principes ou on n’en a pas…
LAURENCE (s’éloignant) : C’est dommage quand même, j’aurais bien avalé un petit café, moi…
Scène 2
Laurence se rend dans une bâtisse à deux pas. Le bâtiment en béton est dépourvu de tous attraits. Architecturalement parlant, il se situe quelque part entre le Palais de Ceausescu et le Palais de justice de Créteil et la Philharmonie de Paris.
A l’entrée, sur la gauche, se trouve un SDF avec une chatte à ses côtés.
Devant lui est installé un petit carton sur lequel on peut lire ces quelques phrases écrites à la main :
Bonjour, je m’appelle Sorin, je suis Roumain. Je voudrais travailler mais je ne peux pas. Merci de me donner une petite pièce s’il vous plaît. Dieu vous garde.
LAURENCE : Bonjour Sorin. Il semble que nous ayons des problèmes inverses vous et moi : vous voudriez travailler mais vous ne pouvez pas, et moi je peux travailler mais je ne veux pas !
Sorin ne répond rien parce qu’il ne comprend pas bien le français. Laurence dépose une petite pièce dans sa casquette et elle pénètre dans l’agence en soupirant.
Ah, la vie est mal faite, mon Dieu, que la vie est mal faite !
Elle prend un ticket et attend qu’on appelle son numéro.
En aparté.
Jamais je ne pourrais travailler ici… Travailler pour faire travailler les autres ! Faut quand même être un peu vicieux. C’est d’un glauque ! Et puis, il faudrait refaire la peinture. Je suis sûre qu’elle contient du plomb en plus… au-dessus de l’amiante des tuyaux… qui charrient de l’eau polluée par des bactéries qui donnent la courante... Mais surtout, surtout, il faut virer les néons d’urgence ! Cette lumière, cette lumière... Bien trop crue... Plus que crue : cruelle ! Voilà qui n’est ni flatteur pour le teint, ni bon bon pour les yeux, et terrible pour le moral… Et ils devraient changer les rideaux aussi. Cet orange, tellement soixante-dix... On dirait qu’ils ont tué Casimir… Et oui, c’est fini l’Île aux Enfants, les rires et les chants. Bienvenu dans le monde d’Adultes où c’est tous les jours l’hiver avec des monstres pas gentils ! J’ai comme une envie de vomir du Gloubi-Boulga moi…
On aperçoit au loin Madame Sapy dans un tailleur gris avec des petits escarpins noirs, les cheveux tirés ; elle porte des lunettes, aucune fioriture. Son apparence laisse deviner un être sec, introverti et psychorigide.
MADAME SAPY : Numéro 2804 !
Personne ne vient.
MADAME SAPY : Numéro 2804 !
Personne ne vient. Excédée, Madame Sapy se lève pour aller chercher son prochain client. Elle arrache le ticket des mains de Laurence.
Eh bien, numéro 2804, cela fait deux fois que je vous appelle déjà !
LAURENCE : Ah oui, c’est moi ! (pour elle-même) 28 mars 1994 : date de mort de Ionesco / 28 mars 1960, date de naissance d’Eric-Emmanuel Schmitt. C’est plutôt bien comme numéro…
MADAME SAPY : Veuillez me suivre s’il-vous-plaît !
Elles se rendent au bureau de Mme Sapy. Il est impeccablement rangé avec les crayons dans la boîte à crayons, la gomme dans la boîte à gomme… et aussi déprimant que le reste de la bâtisse administrative.
MADAME SAPY : Je vous en prie, veuillez vous asseoir !
Laurence s’exécute et fait un petit tour sur elle-même sur le fauteuil rotatif sans que Madame Sapy ne semble s’en rendre compte.
MADAME SAPY : Vous vous appelez donc Laurence Zebrelle, vous vous êtes inscrite chez nous il y a un mois pour cause de fin de CDD dans le domaine du secrétariat, c’est bien cela ?
LAURENCE (répondant du même ton austère et lugubre) : C’est bien cela…
MADAME SAPY : Alors, Mademoiselle Laurence…
LAURENCE : Mademoiselle Zebrelle ! « Laurence » c’est mon prénom. Mais je ne sais pour quelles obscures raisons, beaucoup de gens semblent oublier que j’ai un nom. Il faut croire que j’ai une tête à n’avoir qu’un prénom ! Notez que j’aime autant ! Parce qu’un nom, on en change, surtout pour une femme, alors qu’un prénom, normalement… Enfin bien sûr, sauf les Américains qui utilisent souvent leur middle name... Et les stars… Mails il se trouve que je suis tout sauf une star américaine ! Même si j’aimerais bien, notez !
Madame Sapy enchaîne sans prêter attention à ses élucubrations.
MADAME SAPY : Étant donné que vous venez de travailler neuf mois d’affilée, vous avez le droit de toucher des allocations. D’après mes calculs vous toucherez 853 euros 45 par mois, si tant est que vous nous prodiguiez des preuves de recherches actives de votre part. Les versements cesseront au bout d’un an, mais nous ne doutons pas que vous ayez retrouvé un emploi avant. Avez-vous des questions ?
LAURENCE : …
MADAME SAPY : Bien, dans ce cas-là, nous allons poursuivre. Votre dernier emploi était un poste de secrétariat de direction dans une galerie d’art, c’est bien cela ? Nous devrions vous retrouver rapidement quelque chose. Vous êtes jeune, en bonne santé, diplômée, sans attaches… C’est très bon, tout cela, très bon… Vous souhaitez continuer dans cette voie, je présume ?
Laurence se racle la gorge…
MADAME SAPY : Je vois que vous avez le permis… Quelle distance par jour acceptez-vous de parcourir ? Une demi-heure, une heure, une heure et demie ?
Laurence se racle la gorge…
MADAME SAPY : Voulez-vous que Stéphane vous apporte un verre d’eau ?
LAURENCE : Eh bien, écoutez, puisque vous avez la gentillesse de me le proposer, je vous avoue que je ne serais pas contre un petit café… J’ai cru que vous n’alliez jamais me le proposer !
Madame Sapy écarquille les yeux et appelle Stéphane.
MADAME SAPY : Stéphane, ayez l’amabilité de nous apporter deux cafés, s’il-vous-plaît !
STÉPHANE : Oui Madame.
MADAME SAPY : Donc nous disions…
LAURENCE : Vous disiez…
MADAME SAPY : Oui, c’est un fait, je disais, oui, je disais que vous aviez le permis, ce qui étend notre champ d’action et devrait nous permettre de trouver le poste idéal…
Laurence se racle encore la gorge.
MADAME SAPY : Vous êtes allergique ? Ce sont les pollens. Ah, les pollens, en cette saison, quelle plaie ! L’allergie… Le mal du siècle !
LAURENCE : Eh bien, voyez-vous, ma mère était allergique aux serviettes hygiéniques et à sa belle-mère, ce qui est somme toute assez répandu, surtout pour les belles-mères puisque l’on frise les quatre-vingt-dix pour cent alors qu’on ne compte que quinze pour cent de femmes allergiques aux serviettes hygiéniques, ce qui n’est cependant pas négligeable quand on y pense, et mon frère a prétexté une allergie à l’eau pendant toute son adolescence pour ne pas avoir à se laver jusqu’à ce qu’il rencontre enfin Lætitia avec laquelle il prenait des bains et douches torrides en permanence et… (se rendant compte de sa digression, Laurence coupe court) Enfin, heureusement, je ne sais pas par quel miracle, moi, j’y ai échappé ! Donc enfin, ce que j’essaie de vous dire, c’est que je ne suis pas allergique...
MADAME SAPY : C’est fort heureux ! Je vais vous faire une confidence : pour ma part, je ne suis allergique qu’aux fainéants ! (elle rit)
Laurence se lance.
LAURENCE : Bonjour Madame, je ne veux pas travailler !
Madame Sapy la regarde comme si elle venait tomber de la cheminée.
MADAME SAPY : Plaît-il ?
LAURENCE : Bonjour Madame, je ne veux pas travailler.
MADAME SAPY : Ah ben, ça alors, on ne me l’avait jamais faite encore celle-là. Ah ben ça, alors, pour être fort de café, c’est un peu fort de café !
Stéphane arrive avec deux tasses, deux cuillères et un sucrier sur un plateau. Il est habillé comme un ver luisant.
STÉPHANE : Je ne l’ai pas fait trop fort. (en aparté, face public) C’est mauvais pour les nerfs.
MADAME SAPY : Et pourquoi donc ne voulez-vous pas travailler ?
LAURENCE : Ce n’est pas fait pour moi. J’ai essayé. Mais je n’y arrive pas… La seule chose que je voudrais faire, c’est peindre, mais comme ça ne marche pas vraiment… Enfin, pas super bien. Enfin, pas du tout, pour être honnête. Alors j’essaie d’autres choses et ça me coûte cher…
MADAME SAPY : Ça vous coûte cher !? De travailler ?!
LAURENCE : C’est que je somatise, Madame Sapy, je somatise…
MADAME SAPY (coupant court) : Vous somatisez, vous somatisez… Sottises ! Elle est bien bonne celle-là…
Laurence reprend, calmement.
LAURENCE : Par exemple, j’avais des plaques d’eczéma plein la tête. Ça me grattait, ça me grattait tout le temps. Alors je me faisais des shampoings à la Marie-Rose, pensant que c’était des poux ; j’ai même essayé le peigne électrique la dernière fois que ça s’est produit. Et depuis un mois, plus rien ! Pfft ! Envolées !
MADAME SAPY : Depuis que vous ne travaillez plus ?
LAURENCE : C’est parfaitement cela. Et puis je dormais mal aussi… Parce que je ratiocinais.
MADAME SAPY : Vous ratiociniez ?
LAURENCE : Eh bien oui, je pensais, je pensais, je pensais... Toute la nuit, je pensais, sans pouvoir jamais m’arrêter, vous voyez (tous les acteurs en coulisses hurlent en même temps : Vous voyez !), comme un requin qui doit toujours nager pour respirer, sinon, il meurt, vous voyez (tous les acteurs en coulisses hurlent en même temps : Vous voyez!) … Notez bien que je ne rêvais pas ! Je ne rêvais plus du tout d’ailleurs. Non, pour être plus précise, je ruminais. Comme une vache qui fait fermenter sa bouse dans ses quatre estomacs, vous voyez (tous les acteurs en coulisses hurlent en même temps : Vous voyez!). Je ruminais mon Lexomil et quand enfin, je m’endormais, devinez…
MADAME SAPY (coupant court) : Écoutez, Mademoiselle Laurence, je ne suis pas ici pour jouer aux devinettes !
LAURENCE : Ben, vous n’avez rien à perdre à essayer !
Je devais me réveiller parce que mon réveil sonnait.
Je n’arrivais pas à me lever et j’arrivais en retard au travail.
c) Je devais prétexter qu’on m’avais mis la pilule du violeur dans mon verre la veille ou encore que j’étais à l’hôpital pour qu’on me retire une feuille de Mojito passée par erreur dans le mauvais trou, ou encore, variante, que je m’étais coincé l’oreille dans mon portail ou...
MADAME SAPY (coupant court): Je dirais plutôt b)
LAURENCE (exultant) : Les trois, Madame Sapy, les trois ! Il y avait plusieurs réponses possibles !
Et puis il y a mes ongles, Madame Sapy…
MADAME SAPY : Quoi, vos ongles, ils sont parfaits vos ongles !
LAURENCE : Oui mais ça, c’est la French manucure du Nail bar de la Place Notre-Dame de Lorette, Madame Sapy. Mais en-dessous, si vous voyiez ! C’est pas joli-joli ! Je les ronge, enfin, je les re-ronge ! Quinze ans que je n’y touchais plus ! Quinze ans que j’arborais des mains à faire pâlir d’envie Barbara et Natacha !
MADAME SAPY : C’est qui ça, Barbara et Natacha ?
LAURENCE : Barbara, vous ne connaissez pas Barbara ? L’aigle noir, Ma plus belle histoire d’amour (chantant), c’est vouuuuuus !
MADAME SAPY : Ah, oui, Barbara… Et Natacha ?
LAURENCE : Ah, Natacha, vous ne la connaissez pas. C’était mon amie d’enfance. Nous avions fait un concours pour arrêter de nous ronger les ongles. La première qui arrêtait avait le droit d’embrasser Sébastien, dont nous étions toutes les deux amoureuses. Comme ça, c’était plus fair-play, et ça ne risquait pas d’endommager notre amitié. Enfin, c’est ce qu’on pensait, même si par la suite… Il faut dire que Sébastien… Enfin, à l’époque, on pensait qu’il n’y en avait pas deux comme lui ! (amusée) On était jeunes !
MADAME SAPY : Et qui a gagné ?
LAURENCE : Non, mais là, on ne va pas s’en sortir, Madame Sapy, il faut rester un peu concentrées, sinon…
MADAME SAPY : Certes, vous avez raison. (en aparté, face public) Pour une fois. Donc vous somatisez… Eh bien allez consulter !
LAURENCE : Mais c’est ce que je fais ! Et c’est bien pour cela que je vous dis que ça me coûte cher ! Je ne suis pas sûre que vous compreniez très bien ce que je vous dis. Parce que, voyez-vous, une petite lotion à l’avoine contre l’eczéma, ça ne vas pas chercher bien loin, la Marie-Rose non plus, le Lexomil encore ça va, ça ne mange pas de pain comme on dit, mais prenez les radios, les mammographies, les prises de sang, les consultations chez les spécialistes, tout n’est pas remboursé, Madame Sapy, tout n’est pas remboursé ! Et pour la partie qui l’est, comprenez que j’ai quelques scrupules à abuser de la Sécurité Sociale !
MADAME SAPY : Mais pourquoi donc faites-vous toutes ces radios, mammographies, prises de sang…
LAURENCE : Parce que je somatise, enfin ! C’est ce que je me tue à vous expliquer depuis une heure. Les mammographies – outre le fait qu’on vous pince les seins jusqu’à vous transformer les patatas en tortillas – eh bien, ce n’est pas donné, figurez-vous, et la thyroïde, hein, la thyroïde, il faut bien faire des prises de sang pour voir dans quel sens elle débloque, la thyroïde, et les spécialistes de la spasmophilie, Madame Sapy, 150 euros qu’ils vous facturent, pas moins, et ce, sans compter les frais de déplacement…
MADAME SAPY : Mais pourquoi donc faites-vous tous ces examens ?
LAURENCE : Parce que je suis fatiguée, chère Madame, fatiguée de toutes mes forces ! Et encore, je vous épargne : je n’ai même pas mentionné les radios du dos que je dois faire régulièrement à cause de ma triple hernie discale un jour où j’ai voulu faire la toupie andalouse pour épater Jesus, mon petit ami espagnol de l’époque (oui, c’était ma période Auberge Espagnole Klapishienne), triple hernie qui s’accommode mal de la station prolongée assise devant un ordinateur _ ou peut-être était-ce José ? _ et c’est sans parler des yeux et ça, ça m’affole, Madame Sapy, ça m’affole et ça m’afflige, car l’idée seule, un jour, que ne puisse plus voir, voyez-vous me met dans des états…
MADAME SAPY : Pathétiques ?
LAURENCE : Non, pathologiques, je crois, oui pathologiques, plutôt.
MADAME SAPY : Vous ne croyez pas que vous devriez voir quelqu’un ?
LAURENCE : Avant de ne plus rien voir ?
MADAME SAPY : Voir quelqu’un, vous faire aider, par un psy.
LAURENCE : Si vous croyez que c’est facile ! C’est encore pire qu’une recherche d’emploi (elle rit)! Ils devraient créer des centres pour vous aider à trouver un psy ! L’ANPRP, elle s’appellerait : l’Agence Nationale Pour la Recherche d’un Psy ! C’est qu’ils sont pris d’assaut ! C’est normal, on vit une époque ! Alors, ils ne prennent plus de nouveaux patients… Ou ils vous font attendre jusqu’à la saint Glinglin avant de vous fixer un rendez-vous pile le jour où vous avez la gueule de bois! Ou vos règles. Voire les deux ! Ou alors ils sont en vacances ! Parfois deux mois ! À croire que les gens ne veulent plus travailler…
Au fait, je n’y tiens à plus, allez, je vous le dis, de but en blanc : C’est moi !
MADAME SAPY : C’est vous…
LAURENCE : C’est moi ! C’est bibi !
MADAME SAPY : Mais enfin, c’est vous qui …
LAURENCE : Qui ai gagné le concours Sébastien !
MADAME SAPY : Fort bien, ça nous fera toujours ça de moins à régler…
LAURENCE : Oh oui, surtout qu’il était sexy en diable. Madame Sapy commence à rêver en regardant le plafond. Un mélange de Elliott dans E.T., de Macaulay Culkin dans Maman j’ai raté l’avion et de Jean-Baptiste Maunier dans les Choristes…
MADAME SAPY (marquant un mouvement de recul) : Mais ce sont des gamins !
LAURENCE : Eh bien oui, vous vous attendiez à quoi ! Nous avions dix ans !
Madame Sapy semble brusquement rappelée à la réalité.
MADAME SAPY : Et aujourd’hui vous en avez trente ! Et il faut vous prendre en main, Mademoiselle Laurence. Recommencer à faire des paris. Sur la vie. Et à les gagner ! Bon alors, où en étions-nous ? Ah oui ! Je vous demandais quelle distance vous acceptiez de parcourir en voiture tous les jours ?
LAURENCE : Aucune.
MADAME SAPY : Comment ça, « aucune ! » Vous avez deux permis ! Je vois ici que vous avez le permis français et le permis américain ! Ce n’est pas banal !
LAURENCE : Oh, vous savez, aux États-Unis, quand ils trouvent une femme capable de conduire une manuelle, ils sont tellement ébahis qu’ils vous le donnent de suite ! On fait un French smile, un tour de bloc et vlan, c’est dans la poche ! Et si vraiment on conduit mal, il suffit de pousser jusqu’au French kiss. Alors vous voyez, le problème, pour moi, ce n’est pas d’avoir le permis, c’est de conduire. C’est comme pour le travail, je vous promets, j’ai essayé, mais ce n’est pas fait pour moi !
MADAME SAPY : Et pourquoi est-ce que ce ne serait pas fait pour vous ?
LAURENCE : A cause des clignotants ! Honteux, la qualité des clignotants, si vous voulez mon avis. Si vous saviez le nombre de clignotants que j’ai atomisés ! Il faudrait en toucher un mot aux fabricants, quand même… Alors au début, je laissais un petit mot et j’appelais mon assurance, mais à force, je n’osais plus ! J’avais l’air de quoi ! Plus quelques problèmes de bittes, de bacs bas, de…
MADAME SAPY : Vous dîtes ?
LAURENCE : De bac bas !
MADAME SAPY : Ah, de bacs bas !
LAURENCE : Oui, comme je vous le dis, de bacs bas, de bambins à ballons, de barricades à badauds, de balayeurs à bâbord !
MADAME SAPY : Billevesées !
LAURENCE : Et il y a eu le coup du lampadaire aussi... Je peux bien l’avouer, maintenant... Le lampadaire, c’était moi ! Un grand lampadaire, hein, attention pas un… lampion… Bon, cela dit, c’est bien tombé, enfin, je veux dire, pas sur ma voiture, et puis j’ai eu de la chance, comme les pompiers me l’ont dit, et j’ai quand même pu récupérer l’autoradio qui marchait encore et mon A, mais enfin…
MADAME SAPY : Écoutez, Mademoiselle Laurence, je suis sûre qu’il y a des gens bien moins capables que vous qui conduisent et qui ne se posent pas autant de questions !
LAURENCE : Et vous croyez que c’est fait pour me rassurer, ça, peut-être ? J’ai peur de moi mais j’ai encore plus peur des autres ! Voyez, par exemple : les personnes trop âgées ne devraient plus conduire –elles ont des glaucomes, des acouphènes, des rhumatismes, des oignons− et les trop jeunes, certainement pas –beaucoup trop pleins d’hormones de vitesse, d’I-pads/pods/phons, de GPS, ils n’ont pas le temps de regarder la route avec tout ça. Les à-peu-près-normaux-en-temps-ordinaire-mais-détraqués-au-volant, c’est très dangereux aussi, ça vous énerve les seuls qui pourraient conduire, ou parfois, ça leur plante un couteau dans le ventre, comme ça, parce qu’ils sont mal lunés. Et les piétons, des inconscients ! Ils se jettent sous vos roues, et à vous de passer le restant de vos jours avec leur mort sur la conscience ! Et ça, voyez-vous, Madame Sapy, je ne pourrais pas le supporter, je ne pourrais tout simplement pas, ce serait au-dessus de mes forces…
MADAME SAPY : Donc vous avez deux permis. Mais vous ne conduisez pas…
LAURENCE : C’est cela. Je prends le bus, le métro, les taxis, ou je me trouve un petit ami qui conduit et qui ne veut surtout pas me prêter son véhicule… Croyez-moi, ça court les routes !
MADAME SAPY : Ah, vous n’êtes pas typique, Mademoiselle Laurence… Ah ça ! Je crois qu’un cas comme vous, je n’en ai jamais rencontré…
LAURENCE : Atypique, utopique ! Mais stoïque !
MADAME SAPY : C’est heureux. Je vous donne un nouveau rendez-vous dans un mois, Mademoiselle Laurence. Vous m’apporterez vos diplômes. Tâchez de réfléchir d’ici là (en aparté, face public) sans que cela ne vous donne de maux de tête...
Scène 3
De retour chez elle, Mademoiselle Laurence retrouve Troisgros juché sur sa tringle à rideaux, qui la cuisine pour savoir comment s’est passé son rendez-vous (on peut imaginer un escabeau ou une échelle d’arbitre de tennis adossé(e) contre un mur, vers une fenêtre).
TROISGROS : Alors, comment ça s’est passé ?
LAURENCE : Très bien ! Parfaitement bien. Nous nous revoyons dans un mois !
TROISGROS : Ils n’ont pas tiqué un tant soit peu lorsque tu leur as sorti ta petite tirade ?
LAURENCE : Eh bien, pas plus que cela, non. Bon, elle a dû me prendre pour une tocarde, mais je suis sûre qu’elle m’a trouvée sympathique. Vois-tu, Troisgros, je ne me crois ni la plus belle, ni la plus intelligente…
TROISGROS : Ni la plus cartésienne…
LAURENCE(répète) : Ni la plus cartésienne…
TROISGROS : Ni la plus ordonnée…
LAURENCE(répète) : Ni la plus ordonnée…
TROISGROS : Ni la plus stable…
LAURENCE : Ni la plus stable ! Bon, ça va, maintenant, est-ce que je peux finir ma phrase !? Donc je disais, ou plutôt j’essayais de dire – Si Môssieur me laisse en placer une – que je ne suis peut-être pas la plus belle, ni la plus intelligente, ni la plus cartésienne, ni la plus ordonnée, ni même la plus stable, mais je crois avoir un facteur sympathie extrêmement développé…
TROISGROS : …
LAURENCE : Ce qui n’est pas comme certains !
TROISGROS : Peut-être, mais la sympathie, Mâdemoiselle, ça ne fait pas vivre, la sympathie… Ça peut aider à ouvrir quelques portes, à avoir des tas d’amis, à partager des maisons de vacances ou à entrer gratuitement dans les boîtes de nuit, mais ce n’est pas ça qui va te nourrir !
LAURENCE : Forcément, tu as le beau rôle, toi, Môssieur le donneur de leçons ! Tout le monde ne peut pas se vanter de posséder neuf vies ! Moi, je n’en ai qu’une. Tu entends ? Qu’une !
TROISGROS : C’est le cas de la plupart des gens.
LAURENCE : …
TROISGROS : C’est vrai que nous sommes une espèce supérieure. Les Égyptiens, déjà, l’avaient bien compris. Ah, on nous traitait autrement alors…
LAURENCE : Quand l’Inquisition vous avait déclarés diaboliques, vous la rameniez un peu moins.
TROISGROS : N’empêche que si on ne nous avait pas exterminés, la peste ne se serait pas si vite propagée… C’est qu’elle fait des ravages…
LAURENCE : Elle a fait des ravages, tu veux dire. Heureusement qu’elle ne sévit plus.
TROISGROS : Non, non, elle court, elle court, la peste, encore… Encore et tou….
LAURENCE (faisant mine de l’étrangler) : Oh, toi, sois heureux d’avoir neuf vies car il n’est pas exclu que je t’en ôte une un jour !
TROISGROS : Le problème, quand on commet un meurtre, c’est qu’après, on est toujours obligé d’en commettre d’autres… Pour couvrir le premier… Si, si je t’assure… Regarde Match Point ! Ou Plein Soleil ! Ou Macbeth ! (Troisgros regarde ses pattes avec dégoût comme si elle étaient couvertes de sang). Alors si tu n’as pas envie de tuer quelqu’un d’autre que moi, je suppose que tu dois m’épargner…
LAURENCE : Je suis sérieuse, Troisgros ce n’est pas juste. Pourquoi, moi, je n’ai qu’une vie ? Je n’aurai jamais assez de temps… Toi, tu peux roupiller vingt heures par jour sans que cela ne porte à conséquence… Mais moi… Et si seulement je n’avais besoin que de quatre heures par nuit, comme Napoléon… Mais que veux-tu, je suis comme Einstein, il me faut mes onze heures…
TROISGROS : Cela vous fait au moins un point commun. Pourquoi veux-tu du temps, au juste ?
LAURENCE : Pour tout faire, tout voir, tout découvrir, tout apprendre…
TROISGROS : Tu n’as qu’à lire ! Regarde, moi j’adore Colette ! Et je viens juste de finir Une chatte sur un toit brûlant ! Drôle de vision du couple cela dit...
LAURENCE : Oui, eh bien moi, je n’ai pas le temps ! Et je ne veux pas vivre par procuration. Devant mon poste de télévision. Je veux voir les oiseaux lyre dans les montagnes bleues d’Australie et les flamboyants au Congo. Je veux voir Iggy Pop en slip et Patty Smith en soutif, Gallienne et Lucchini (habillés), visionner tous les Woody Allen et les Andrew Niccols et... et je veux aussi entendre Zazie et Mika en concert ! Ah, et je veux me faire enfermer la nuit à Pompidou ou dans les Carrières de Lumière ! Enfin, non, plutôt Pompidou en fait, parce qu’il y fait moins froid . Et puis c’est plus proche aussi… Enfin, comment t’expliquer : le travail et moi, c’est comme un serre-tête avec des têtes de mort ou un fouet avec des cœurs…
TROISGROS : un chat et une souris ? Ça ne va pas ensemble…
LAURENCE (opinant du chef): C’est ça. Ça ne va pas ensemble…… Bon, on bavasse, on bavasse, mais ce n’est pas l'tout : il faut que je reparte en rendez-vous maintenant. C’est mon deuxième rendez-vous de débauche (petit clin d’œil).
TROISGROS : Mais tu es débordée aujourd’hui !
LAURENCE : Au moins autant que toi !
Laurence reprend ses essais vestimentaires.
Alors, le noir est trop triste, le jaune, trop risqué, le bleu trop évident, le rouge ne me va pas, le vert porte malheur, le gris fait nonne, le beige bourgeoise, l’orange est agressif, le blanc blafard ! Mon Dieu, je n’ai plus que cinq minutes pour inventer une couleur !
Scène 4
Laurence se tient face à un jeune homme dont on aperçoit le dos.
JEUNE HOMME 1 : Ces temps-ci, je ne vous cache pas que c’est un peu difficile. Parce que mon chien est mort. Écrasé par un camion. Que je conduisais…
LAURENCE : Ah, euh, oui, forcément !
JEUNE HOMME 1 : Mais c’est mieux qu’il y a deux ans parce qu’il y a deux ans mon père est mort. Écrasé par un cercueil. Celui de sa mère.
LAURENCE : Ah, euh, oui, forcément !
JEUNE HOMME 1 : Et l’année dernière, c’était ma mère. Elle a chuté un soir, comme sa, la tête la première dans son écrasé de pommes de terre. Aux truffes, mais bon, ça ne change rien…
LAURENCE : Ah, euh, oui, forcément ! Alors depuis, vous devez être… écrasé par la douleur !
Un autre jeune homme arrive, il remplace le premier et se positionne de dos également.
JEUNE HOMME 2 : Bonjour. Je suis là parce que…. C’est la première fois. C’est que… Mon ex-femme est partie. Mais je le vis très bien. Avec les enfants. Mais je le vis très bien. Et mon meilleur ami mais…
LAURENCE : Laissez-moi deviner : Vous le vivez très bien !
JEUNE HOMME 2 : Ma psy me dit que je suis tiré d’affaires alors ! C’est incroyable ce que vous ressemblez à mon ex-femme quand même... Sauf qu’elle avait les yeux en amandes et qu’elle était Cubaine, mais sinon, c’est incroyable !
LAURENCE : Je suppose que c’est un compliment ?
JEUNE HOMME 2 : Et vous avez des enfants ? Deux, de préférence, un garçon de dix ans et une fille de huit ans, ce serait idéal… Et en plus vous aimez les Mojitos, comme elle ! D’ailleurs, depuis qu’elle est partie, moi aussi je me suis mis au Mojito ! Mais le problème, c’est que la menthe se coince parfois dans les dents. D’ailleurs, excusez-moi (il attrape un cure-dents et commence à se récurer le râtelier).
Laurence esquisse une grimace.
JEUNE HOMME 2 : Ah, vous non plus, vous n’aimez pas les cure-dents? Mais c’est dingue, vraiment, quelles coïncidences, toutes ces ressemblances !
LAURENCE : Quelles coïncidences. Ça doit être un signe !
JEUNE HOMME 2 : Elle aussi, elle croyait beaucoup aux signes !
Laurence s’agite sur sa chaise en levant le bras.
JEUNE HOMME 2 : Que faites-vous ?
LAURENCE : Un signe. Je fais un signe à l’organisatrice du speed dating. C’est un code entre nous. Ça veut dire : Envoyez-moi le suivant au plus vite avant que je ne lui plante ses cure-dents dans les yeux et que je ne le renvoie en orbite chez les Cocos des Caraïbes !
Un autre jeune homme arrive, il remplace le deuxième et se positionne de dos comme les deux précédents.
JEUNE HOMME 3 : Bonjour, je suis kiné. Et vous, vous travaillez dans quoi ?
LAURENCE : Actuellement, au Ministère du temps libre !
JEUNE HOMME 3 : Je possède le plus gros cabinet de kiné de la ville. Mais mon vrai métier, c’est metteur en scène. Oui, je recrute mes actrices parmi mes clientes lorsque le contact passe bien, si vous voyez ce que je veux dire... C’est pratique, cela ne me coûte rien. Un petit tour au resto avec mes dépassements d’honoraires non déclarés et c’est dans la poche !
LAURENCE : Vous ne devez pas avoir de mal à trouver des conquêtes avec cette méthode !
JEUNE HOMME 3 : C’est vrai, le speed dating, c’est vraiment pour les périodes creuses, en été, quoi, parce que sinon, pas besoin !
LAURENCE : Ça doit être sympa d’avoir un petit ami qui sait faire des massages !
JEUNE HOMME 3 : Pour moi, les massages, c’est mon boulot, quand je rentre chez moi c’est la dernière chose que j’aie envie de faire !
LAURENCE : Bien sûr.
JEUNE HOMME 3 : Aujourd’hui, je me suis fait livrer une machine très intéressante qui permet de mettre les patients la tête à l’envers et les pieds en l’air. Je ne l’ai pas encore testée, si vous voyez ce que je veux dire !
LAURENCE : Je suis désolée mais… j’ai le vertige !
JEUNE HOMME 3 : Et sinon, ils viennent de changer l’eau de mon jacuzzi thérapeutique. L’eau est toute propre, si vous voyez ce que je veux dire. On peut y aller dès maintenant si vous voulez, ma femme ne consulte pas aujourd’hui !
LAURENCE : Je suis désolée mais il se trouve que je ne consulte pas de porc aujourd’hui, si vous voyez ce que je veux dire !
Scène 5
Laurence est allongée, songeuse, sur son canapé.
LAURENCE (rêveuse) : Tu vois, j’ai toujours pensé qu’il faudrait un shaker, un shaker géant dans lequel on verserait toutes les qualités qu’on recherche chez un homme. On pourrait mettre la sagesse de Pierre Rhabi, la classe de DiCaprio, la drôlerie d’Audiard, l’humanité de l’Abbé Pierre… Oh et puis, à quoi bon ? Tôt ou tard, on n’aime plus, n’est-ce pas ? Ou on n’est plus aimé. Alors…
TROISGROS : Tu n’es plus avec Hugo ?
LAURENCE : Non, c’est fini avec Hugo. Je vais essayer de rester seule pour la première fois de ma vie !
TROISGROS : Quel est le prétexte cette fois-ci ?
LAURENCE : Hugo m’a fait sa demande au rayon jambon d’un supermarché ! Je n’allais quand même pas passer tout le reste de ma vie avec quelqu’un qui fait ses demandes en mariage au rayon jambon des supermarchés !
Troisgros la regarde, médusé…
LAURENCE : Et puis il me restera toujours Victor…
TROISGROS : Victor ?
LAURENCE : Victor Hugo !!! (clin d’œil)
TROISGROS : Souvent, femme varie…
LAURENCE : Souvent homme m’ennuie ! Et chat aussi, d’ailleurs ! Et puis peut-être que je ne veux pas de fil à la patte ? Ce doit être que je n’ai pas encore rencontré le bon.
TROISGROS : Eh bien tu brises le cœur de jeunes hommes sensibles et délicats...
LAURENCE : Oh, n’exagère pas ! Il faut toujours que tu dramatises tout ! En même temps, c’est vrai que ça doit être dur de retrouver quelqu’un comme moi… Allez, haut les cœurs maintenant, il faut que je retrouve mes lei.
TROISGROS : Quésaco ?
LAURENCE : Mes lei. C’est la monnaie roumaine. Un cheval, des chevaux, un œuf des œufs, un leu, des lei…
TROISGROS : Parce que la Roumanie fait partie de ces lieux incontournables que tu veux absolument avoir le temps de visiter avant de mourir ?
LAURENCE (la tête dans l’armoire) : Taratais-toi ! D’abord, en Roumanie, il y a de très beaux monastères… Et puis il y a les Carpates, des petites gardiennes d’oies dans les prés, des charrettes tirées par des ânes… D’ailleurs si le Prince Charles a un chalet là-bas, il doit bien y avoir une raison !
TROISGROS (dans sa barbe) : Oui, il est Anglais… Et puis il y aussi Dracula...
LAURENCE : Re-taratais-toi ! Sache que mon père était un voyageur averti invétéré qui nourrissait un amour aussi maladif que mal compris pour la numismatique… Il devait donc avoir quelques lei quelque part…
Laurence farfouille.
Ça y est !
Elle sort les billets et se remet à fouiller frénétiquement dans l’armoire.
Elle en sort une, puis deux, puis trois feuilles, puis une liasse de papiers.
TROISGROS : Qu’est-ce que c’est que tout cela ?
LAURENCE : Ce sont mes diplômes, si tu veux tout savoir… Mes DU, mes DIU pré réforme LMD… Mon DNB, mon BAFA, mon bac, mon master 1 et 2, mon DEA, mon doctorat, mon MBA, mon CAPES, le diplôme de la CCI britannique, de la CCI espagnole, de l’ISIT, plus quelques attestations de travaux bénévoles pour le SIAL, le CCFD, ou encore le SIEC au CNIT.
Elle sort une grosse valise pour les mettre dedans.
Je dois les leur apporter la prochaine fois ! Il faut bien que je montre un peu de bonne volonté sinon ils vont m’envoyez en formation photocopieuse chez Xerox ou bien faire la statue de Lady Di au Pont de l’Alma !
ACTE II
Scène 1
Un mois plus tard, Mademoiselle Laurence retourne à l’Agence pour l’Emploi en traînant derrière elle sa grosse valise. Elle fait une première halte vers Sorin.
LAURENCE : Ah, bonjour Sorin ! Fidèle au poste, à ce que je vois ! Tenez, je vous ai apporté un million (de lei, bien entendu). Faut quand même pas pousser ! Alors vous avez deux options : soit vous les gardez en souvenir du bon vieux temps, sinon, je vous conseille un très bon bureau de change au Concorde Lafayette. Il me semble que la guichetière est roumaine d’ailleurs ! Ah, et ça, c’est pour votre chat ! (elle dépose une boîte de croquettes à ses pieds). Comment s'appelle-t-il d’ailleurs ?
Sorin ne comprend pas. Laurence mime. Moi, Laurence, le chat…
SORIN : Cornélia !
LAURENCE : Ah, c’est une chatte ! Moi, j’ai un chat… Qui ne mange que de la pâté pour chiens… C’est son côté cabot je suppose… Bon, ben c’est pas l’tout mais il faut que je vous laisse. J’ai la Sapy qui doit s’impatienter…
SORIN : Multumesc.
LAURENCE : Vous devriez apprendre à dire « merci » en français, c’est quand même plus simple…
Elle rentre et prend un ticket. Elle s’assied et commence à feuilleter un classeur avec des offres d’emploi.
Bon alors, déjà, tout ce qui n’est pas Paris, j’élimine, comme ça, ça ira plus vite. Je préférerais avoir à prendre la 1 ou la 4, voire la 14… Enfin une ligne rénovée avec de l’air conditionné… A cause du réchauffement climatique… Ou alors une ligne aérienne… La 6 : Charles de Gaulle-Nation par Denfert-Rochereau… Oui, ce serait idéal, avec ma claustrophobie… On va éviter les changements trop longs. Alors, pas Montparnasse, pas Châtelet… Mais il ne faut pas que mon boulot soit trop près de mon lieu d’habitation quand même parce que sinon j’aurais l’impression de travailler à la maison et d’être à la maison au travail. Et puis j’aime bien le métro. Surtout scruter la rame d’à côté, ceux qui partent dans l’autre direction, capter leur regard, fantasmer sur une éphèbe en sachant que jamais nous ne nous reverrons… C’est tellement… romantique…
Elle lit.
Tiens, c’est marrant ça : « Recherche personnes expérimentées pour tricoter ». Bon, je ne sais pas tricoter, mais je trouve l’annonce rigolote. Quoique quand j’étais petite, je faisais du tricotin… C’était bien, ça le tricotin… Tous ces petits boudins multicolores…
« Recherche poseur d’affiches pour la promotion d’un spectacle dans Paris et distributeur de flyers devant les salles de concerts ou théâtres. 8 euros de l’heure… »… Porte d’Italie ! Non mais je rêve ! Et pourquoi pas en Papouasie pendant qu’on y est!
« Devenez testeur et goûteur de produits alimentaires avant leur commercialisation. Donnez votre avis sur la qualité des produits dans le cadre de réunions de consommateurs… » Si c’est un esquimau vanille pralinée avec des éclats de cacao, ça peut être sympa, mais si on vous fait goûter du jambon arc-en-ciel à 10h du matin ou des artichauts à la barigoule juste après l’expresso, ça doit être un peu rock’n’roll…
Madame Sapy arrive.
MADAME SAPY : Mademoiselle Laurence, ça va être à nous…
LAURENCE (avec un grand sourire) : Bonjour Madame, je ne veux pas travailler…
Madame Sapy pousse un long soupir…
MADAME SAPY : Je vois que vous n’avez pas changé d’avis depuis la dernière fois… Qu’est-ce que c’est que cette valise ? Vous comptez emménager ici ! Alors, nous sommes ouverts du lundi au jeudi de 9 h à 16 h 45, le vendredi de 9 h à 13 h, mais pour le vendredi après-midi et le week-end, il va falloir trouver autre chose !
LAURENCE : Mais non, voyons ! Et puis pardonnez ma franchise, mais c’est tellement moche ici que je préférerais encore vivre sous les ponts. (musique : Sous les ponts de Paris) Ou sur une péniche… Sur une péniche sous les ponts ! Voilà ! Sauf que je n’ai pas mon permis péniche… Oh, avec un French smile ou un French kiss… Enfin bref ! Donc, non ce ne sont pas mes petites affaires mais mes diplômes, puisque vous m’aviez demandé de les apporter !
MADAME SAPY : Très bien. Je vais avoir besoin des photocopies de vos diplômes. La photocopieuse est sur votre droite, à côté de toilettes handicapés. C’est 1 euro la photocopie… Mais elle est en panne… Vous n’auriez pas un diplôme de réparateur de photocopieuse dans votre valise, par hasard ?
LAURENCE : (en aparté, face public) Qu’est-ce que je disais... Écoutez non, j’en suis contrite, croyez-le bien. Je me suis formée sur le tas pour réparer ma cafetière qui ne veut pas se réamorcer lorsque le réservoir est vide, mon ordinateur repart, la plupart du temps, si je lui souffle bien sur la carte-mère, et je ne suis pas mauvaise en ramasse-miettes électriques non plus, mais malheureusement, pour les photocopieuses…
MADAME SAPY : Alors, aujourd’hui, nous allons essayer de cerner votre passé professionnel pour mieux définir votre avenir.
Elle regarde le CV de Laurence.
Je vois que vous avez été serveuse…
LAURENCE : Oui, enfin waitress et camarera. Nuance ! Waitress, c’était à Londres… C’est une certaine catégorie de buveurs, ces Londoniens, on ne peut pas dire… Et puis les parties de billard, les fléchettes, le juke-box… Mais bon, maintenant, y’a plus la cloche…
MADAME SAPY : C’est-à-dire…
LAURENCE : C’est-à-dire qu’à 23 heures, je faisais tinter la cloche et je hurlais : « Come on now, drink up, finish your beers !!! » (en hurlant effectivement) C’était d’un pittoresque ! Très libérateur en plus ! De crier. Vous devriez essayer. Regardez.
Laurence recommence à hurler.
Drink up nowwwwwww ! Vous voyez ? Allez, à vous maintenant !
MADAME SAPY : Non, non merci, ça ira, je passe ma tournée. Enfin, je veux dire, mon tour.
LAURENCE (imperturbable) : En Espagne, c’était autre chose. Le problème principal, c’était les chupitos. Très dangereux, ça les chupitos… Et puis il y en a... trop : au kiwi, à la noisette, à la manzana, (nostalgique et rêveuse) Oh, et ceux au Baileys auxquels on mettait le feu ! Très bon pour pratiquer la langue, au demeurant… Si vous arrivez à comprendre un Andalou bourré à la Jota Bé un jour de San Juan alors que vous êtes vous-même un peu despejada, vous comprendrez n’importe quel Espagnol dans le monde entier !
MADAME SAPY : Olé !
LAURENCE : Une fois trilingue, je suis rentrée. Bon, alors voilà, serveuse, vous voyez, j’ai fait l’tour…
MADAME SAPY : Je vois que vous avez enseigné…
LAURENCE : Oui. Les p’tits, ils veulent apprendre mais ils vous en font voir, les moyens, ils ne veulent pas apprendre et je ne peux pas les voir, et les grands… Laissez-moi réfléchir… Ils ne veulent pas apprendre et ils veulent vous en apprendre… C’est bon, j’ai retenu la leçon ! Et puis je ne voulais pas perdre mon joli brin de voix en attrapant des polypes sur les cordes vocales comme tout enseignant qui se respecte (ou tente de se faire respecter...).
MADAME SAPY : La traduction peut-être ?
LAURENCE : Alors là, Madame Sapy, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’à… Enfin, je veux dire… C’est une hérésie : la traduction littéraire, c’est intéressant mais ça ne représente que 5% du marché ; la traduction technique, pas mon truc, même si je suppose que ça doit passionner certaines personnes de connaître le fonctionnement d’un chariot élévateur destiné au stockage des containers maritimes mais cela reste une niche ; traducteur indépendant est synonyme de plus de vie sociale et de dépression assurée. Et pour ce qui est de monter son agence, pas rentable car marges minimes et là, j’ai fait le tour. Au suivant !
MADAME SAPY : L’interprétariat ?
LAURENCE : On dit interprétation, même si cela ne laisse aucun champ libre à la moindre interprétation personnelle, cela dit en passant. Ce sont des missions ponctuelles qui vous laissent entrevoir la malchance que vous avez de ne pas être de langue maternelle et que vous aurez beau trimer toute votre vie et apprendre le plus de mots possible, à la sueur de votre front, vous n’arriverez jamais à la cheville d’une personne qui a appris la langue naturellement, en grandissant… Or je n’aime pas être mauvaise…
MADAME SAPY : La vente alors… Je vois que vous avez un MBA… Tout le monde n’a pas de MBA !
LAURENCE : Je n’aime pas beaucoup vendre… j’ai l’impression de vendre mon âme au diable. Vous savez, exploiter les pays Low Cost par outsourcing, c’est pas du jeu… Me balader en Inde, en Pologne, en ou en Tunisie, leur promettre monts et merveilles et puis prendre la tangente... Non merci. Et puis pour vendre quoi ? Des paquets de nouilles, de balais à chiotte, du pschitt à vitres ou des plaques de BA13 ? D’ailleurs, à choisir, je préfère acheter que vendre… (un sourire illumine son visage) Faire des emplettes. Est-ce que vous aimez faire des emplettes, Madame Sapy ? Parce que je connais un petit magasin à deux pas…
Madame Sapy compose un numéro.
MADAME SAPY (soupirant): Oui, Stéphane, pouvez-vous dire à Monsieur Goudenard que sa présence me semble nécessaire. J’ai... un cas.
A l’attention de Laurence :
Il arrive !
LAURENCE : Qui est Monsieur Goudenard ?
MADAME SAPY : Le Directeur de l’Agence !
Scène 2
Monsieur Goudenard, un homme d’une cinquantaine d’années, arrive sans se presser. De taille moyenne avec un petit embonpoint, il semble plutôt débonnaire. Il s’approche du bureau de Madame Sapy qui se lève et s’entretient avec elle.
MONSIEUR GOUDENARD : Que se passe-t-il Madame Sapy ? Vous m’appelez donc pour un cas ? Mais un cas comment ?
MADAME SAPY : Un vrai cas : un cas-cas (en séparant bien les syllabes).
MONSIEUR GOUDENARD : Un cas désespéré ?
MADAME SAPY : Un cas désespérant.
MONSIEUR GOUDENARD : un cas sos. ?
MADAME SAPY : Une caboche…
MONSIEUR GOUDENARD : Mais qu’est-ce donc que ce cas ?
MADAME SAPY : Un cas… de Mademoiselle Laurence.
MONSIEUR GOUDENARD : C’est un cas inhabituel alors. Je n’ai jamais rencontré de cas de Mademoiselle Laurence jusqu’ici…
MADAME SAPY (se rasseyant): Vous allez voir…
MADAME SAPY : Mademoiselle Laurence, que pensez-vous du secrétariat ? (Tout bas) A moins qu’il ne faille dire « sécrétation » ?
LAURENCE : Non, on dit « Assistanat de Direction ». Mais, Madame Sapy, que diable irais-je donc faire dans cette galère ! Écoutez, deux choses essentiellement me viennent à l’esprit : Premièrement, qu’il faut absolument que j’estime mon supérieur hiérarchique direct pour pouvoir être son assistante. Il faut que je le considère comme plus intelligent que moi. Eh bien, oui, forcément, sinon, j’ai envie de devenir patronne à sa place. Normal non ? Regardez, vous ! Je suis sûre que vous vous trouvez moins intelligente que Monsieur Goudenard ! Obligatoirement ! Sinon, vous voudriez être à sa place ? N’ai-je pas raison ?
Madame Sapy regarde ses pieds.
La deuxième chose qui me vient à l’esprit est d’ordre purement pragmatique : Regardez-moi, Madame Sapy, regardez-moi bien dans les yeux… (Madame Sapy la regarde vaguement) Pas les sourcils hein, les yeux (mimant), voilà, c’est ça, merci… Concentrez-vous et réfléchissez intensément. Est-ce que vous pensez, ne serait-ce qu’une seconde, que je suis une bonne Assistante de Direction ? Est-ce que ça ne vous semble pas un tant soit peu irresponsable de me proposer un poste de ce type ? Personnellement, je ne ferais pas cela à mon pire ennemi ! Beaucoup trop libertaire, je suis, Madame Sapy, pas assez docile, ni flexible, ni souple… ni accommodante…
MADAME SAPY : … ni conciliante…
LAURENCE : … ni coulante…
MADAME SAPY : … ni diplomate…
MONSIEUR GOUDENARD : C’est bien vrai que c’est un cas. Je n’ai jamais rencontré de personnes comme vous avant, Mademoiselle Laurence. Vous n’êtes pas commune… Quelle loufoquerie ! Vous êtes très… baroque !
MADAME SAPY (dans sa barbe) : Braque…
MONSIEUR GOUDENARD : Insolite !
MADAME SAPY (dans sa barbe) : Insolente !
MONSIEUR GOUDENARD : Fantaisiste !
MADAME SAPY (dans sa barbe) : Fantasque…
MONSIEUR GOUDENARD : Écoutez, Mademoiselle Laurence, je crois qu’il serait bon que vous réfléchissiez à ce que vous aimeriez faire.
LAURENCE (les yeux dans le vague) : « L’important ce n’est pas ce qu’on aime, c’est d’aimer… »
MONSIEUR GOUDENARD : …
LAURENCE : Oh ce n’est pas de moi, c’est Proust qui a dit ça…
MONSIEUR GOUDENARD : Oui, mais Proust était rentier !
LAURENCE : Oh, vous arrivez avec vos gros sabots comme… comme un cheval dans une piscine !
MONSIEUR GOUDENARD : Mademoiselle, parlons peu mais parlons bien : vous êtes vraiment un drôle de zèbre ! Vous ne me donnez pas l’air d’avoir les deux pieds dans les mêmes sabots, mais plus précisément de ne plus savoir sur quel pied danser. Alors, cirer les pompes, ce n’est pas votre truc, nous l’avons bien compris mais botter en touche ne vous mènera nulle part… Alors réfléchissez, Mademoiselle Laurence, réfléchissez à ce pour quoi vous êtes faite… Croyez-moi, on trouve toujours chaussure à son pied !
Monsieur Goudenard quitte la pièce pour retourner dans son bureau.
LAURENCE (dans sa barbe, tout en sortant également) : Quel casse-pieds…
MADAME SAPY (dans sa barbe) : Quelle casse-pieds… Mais elle n’a pas complètement tord, la petite : c’est pourtant bien vrai que j’aimerais être patronne à sa place…
Se retournant subitement face public.
Mon Dieu, pourvu que Mademoiselle Laurence ne soit pas contagieuse !
Scène 3
Laurence rentre chez elle, toute guillerette. Elle fredonne « Girls just wanna have fun ». Troisgros, en train de faire ses griffes sur son canapé/lit, s’arrête net.
TROISGROS : Alors, ils ne t’ont pas encore internée ? Moi qui pensais avoir enfin l’appartement pour moi tout seul…
LAURENCE : Non, sache que Madame Sapy a même jugé bon que je rencontre le Directeur en personne ! Elle a bien compris qu’elle n’était pas de taille !
TROISGROS : Permets-moi d’avoir un doute, je ne suis pas sûr que ce soit forcément très positif...
LAURENCE : Tu auras bon te montrer sarcastique et négatif comme à ton habitude, il m’en faudra plus pour me démoraliser. Il fait une journée absolument magnifique ! C’est un jour à frissonner dans les trembles, à se promener dans les prairies, à se balader dans les boulaies...
TROISGROS (ouvrant un œil) : Tu disais ? Tu parlais de boulet ?
LAURENCE : Prends bien garde qu’un jour, je ne t’abandonne au pied d’un arbre…
TROISGROS : Alors, tu serais seule comme un saule…
LAURENCE : Triste. On dit triste comme un saule.
LAURENCE : Vois-tu Troisgros, aussi déprimant que cela puisse être, il semble bien que tu sois le seul élément stable de ma vie… Toi seul me connais finalement… Je veux dire, me connais vraiment… Tu es le seul à savoir que je me ronge les doigts de pieds dans mon lit et que j’achète du shampoing antipelliculaire, ou encore que je dois trier mes petits pois de mes carottes pour pouvoir manger. Toi seul sais que j’oublie systématiquement tous les anniversaires et que j’achète Meuf Active. Toi seul sais que je ne peux pas m’endormir avant d’avoir lu mes vingt pages rituelles. (tendrement) Si j’oublie de remettre le téléphone sur sa base, tu ne dis rien, si je mange mon aile de poulet avec les doigts, tu ne dis rien, si je décide de me faire un sandwich camembert-speculos-tarama, tu ne dis rien non plus… Tu es un bon chat, mon Troisgros, tu sais, tu es un chic chat…
TROISGROS : Et avec tout ça, on s’étonne que je sois boulimique ! Heureusement que j’ai neuf vies… J’aurai bien besoin des huit autres pour me remettre de celle-ci !
LAURENCE : Tu sais, j’ai fait le calcul, si on prend une moyenne de onze années d’espérance de vie, on peut passer nos vies ensemble, les neuf tiennes et la mienne, jusqu’à ce que la mort nous sépare !
TROISGROS (théâtral): Ahhh, ça y’est, je me meurs… Je suis mort, je suis enterré, et surtout que personne ne vienne me ressusciter !
LAURENCE (sortant une toile et des pots de peinture « rangés » sous la canapé): Meurs un autre jour ! J’ai besoin de ton aide !
TROISGROS : Tiens, de la peinture ! Remarque que ça change du macramé, de la céramique, du scrapbooking, de…
LAURENCE (l’interrompant sèchement): Lève-toi et marche !
TROISGROS : Dans la peinture ?
LAURENCE : Dans la peinture !
TROISGROS (s’insurgeant) : Pouah, mais c’est dégoûtant…
LAURENCE : Mais non, ce n’est pas dégoûtant : c’est une polymérisation de composants acryliques en phase aqueuse. Oui, j’ai appris ça en traduisant les étiquettes de pots de peinture pour vaporisation par pistolet sur figurines, mais jusqu’ici, cela ne m’avait jamais servi à rien… Alors je le case aujourd’hui parce que je ne sais pas quand l’occasion se représentera. Et puis c’est pour un cadeau !
L’action se déroule derrière le canapé.
Allez, vas-y, marche sur la toile, comme bon te semble…
…
TROISGROS (boudeur et reniflant) : Je trouve que j’ai fait des pâtés… Et en plus ça ne sent pas bon…
LAURENCE : Mais non, ce ne sont pas des pâtés, ce sont… des nénuphars… sans fleurs. Tu sais qu’en Thaïlande, ils font peindre des éléphants… Original, mais encombrant… Ces traces symbolisent les errances de nos trajectoires… C’est très bien, mon Troisgros, c’est très, très bien. Tu peux même t’asseoir si tu veux, pour faire un papillon, pour représenter…
TROISGROS : Je ne suis pas complètement persuadé que l’empreinte de mes parties génitales puisse être considérée comme de l’art… Une curiosité certainement. De quoi faire verdir de rage les chats châtrés et rougir les minettes innocentes…
LAURENCE : Bien, nous allons maintenant ajouter une petite touche de vert… Mais il ne faudrait pas un vert trop présomptueux. Plutôt vert poubelle que vert académicien. Celui-ci, regarde : il est frais comme une laitue qui sentirait la chlorophylle ! Maintenant, un peu de jaune pour qu’elle se sente comme un canari sur une jonquille… On rajoute une couche culotte, en symbole de renaissance ! Ah et une ampoule, la petite lueur d’espoir que l’on aperçoit au bout du tunnel !
TROISGROS (regardant la toile) : Ne crois-tu pas qu’il vaut mieux créer un sentiment de bien-être auprès des gens plutôt que de susciter l’étonnement ? Qu’il faut préserver le public plutôt que le créateur… Enfin, tu vois, le déséquilibre dans l’art n’a eu de l’intérêt que dans son invention, mais son approfondissement me semble inutile… Voire un retour en arrière… Voire de l’anti-art… Bref, ça ne casse pas trois pattes à un canard…
LAURENCE : Ce n’est peut-être pas le mouton à cinq pattes mais c’est potable. Potable, accrochable, offrable… C’est exactement ce qu’il me fallait… De toute façon, c’est mieux que rien…
TROISGROS : Tu en es sûre ?
LAURENCE : On n’est jamais sûr de rien…
TROISGROS : C’est pour qui ?
LAURENCE : Pour personne…
TROISGROS : Pour personne ?
LAURENCE : Enfin si, mais tu ne connais pas.
TROISGROS : Je préfère ça, je crois…
Laurence regarde sa toile, fronce les sourcils et donne un grand coup de poing dedans. Sa main traverse la toile. Troisgros la regarde, médusé.
TROISGROS : Mais qu’est-ce que tu fais ?
LAURENCE : Eh bien, un trou, tu le vois bien !
TROISGROS : Oui, en effet, mais je ne comprends pas vraiment !
LAURENCE : Mais enfin c’est pourtant évident : ce trou symbolise la vacuité de l’existence !
TROISGROS : Et moi qui pensais qu’il représentait la vacuité de ton porte-monnaie !
LAURENCE : Ah, trêve de quolibets. C’est d’une hideur relative je suppose. Toute beauté est relative. Donc toute hideur aussi… C’est pour Madame Sapy, si tu veux tout savoir, voilà, tu es content ? Pour lui montrer que je ne fais pas rien, et qu’elle ne sait pas tout…
TROISGROS : Pourquoi : elle est artiste ?
LAURENCE : Non, elle est triste. Triste comme un saule.
ACTE III
Scène 1
Mademoiselle Laurence arrive d’un pas vif à l’Agence avec un gros caddie duquel dépasse la toile. Premier arrêt auprès de Sorin. Mademoiselle Laurence extirpe de son caddie un énorme dictionnaire. Elle manque au passage d’assommer Sorin avec.
LAURENCE : Oh pardon Sorin ! Le poids de la culture ! Voilà, je vous ai apporté un dictionnaire franco-roumain pour vous occuper. Vous aviez déjà la Bible… (sérieuse et dubitative) Je ne sais pas pourquoi j’ai hésité avec le Kama Sutra, mais le dictionnaire m’a semblé plus urgent.
SORIN : Multumesc.
LAURENCE (désignant la toile): Et ça c’est pour la Sapy !
Elle pénètre dans les locaux avec sa toile.
MADAME SAPY (la dévisageant): Vous comptez donc réellement emménager ?
LAURENCE (lui tendant la toile) : Non, c’est pour vous !
MADAME SAPY : Pour moi ?
LAURENCE : Pour vous !
MADAME SAPY : Pourquoi ?
LAURENCE : Pour que vous soyez moins triste.
MADAME SAPY : Mais je ne suis pas triste…
LAURENCE : Oh, si, vous l’êtes ! Triste et aigrie… Vous faites une tête… avec pas de sourire. Alors je me suis dit qu’il fallait vous désatrophier le palpitant ! Ben oui, on dirait toujours qu’on vous a vendu des petits pois qui ne voulaient pas cuire ! Et puis je vous sens stressée, comme une Amélie Nothomb qui aurait avalé une Françoise Sagan… Vous voyez ! (dans les coulisses, les acteurs crient également : Vous voyez!) D’ailleurs, moi aussi, je serais comme ça à votre place…
MADAME SAPY : Et pourquoi donc seriez-vous comme ça si vous étiez à ma place ?
LAURENCE : Je serais comme vous si mon travail consistait à obliger sans cesse des gens à avoir des vies qui ne leur conviennent pas…
MADAME SAPY : Mais puisque ce travail et cette vie me conviennent !
Stéphane entre avec des filtres et des dosettes à café. Il dépose le tout derrière la bureau de Madame Sapy. Il est habillé plus sobrement avec un bas sobre et un haut bariolé.
LAURENCE (poursuivant) : Alors parce que ça vous convient, ça devrait me convenir ? Il doit y avoir plus déplaisant certainement… C’est vrai que vous pourriez être poissonnière, et sentir la raie et la morue toute la sainte journée…
STÉPHANE : Ou thanatopracteur ? Thanatopracteuse ? Thanatopractrice ?
LAURENCE : Bref croque-mort ! Je propose Croque-morte pour une femme !
STÉPHANE : Croque-Monsieur !
LAURENCE : Ou croque-Madame !
STÉPHANE : Croque LGBT !
STÉPHANE : Croque-inclusive !
LAURENCE : Donc vous pourriez, il est vrai, être croque-inclusive à mordre des orteils dans une chambre froide pour vérifier qu’il n’y a pas erreur…
MADAME SAPY : Il suffit ! Allons, s’il-vous-plaît, ne nous mettons pas en retard, mon petit doigt me dit que nous en avons pour un moment et en plus, je dois appeler Monsieur Goudenard. Il m’a demandé de le prévenir lorsque vous seriez arrivée…
LAURENCE : Et pourquoi cela ?
MADAME SAPY : Il vous trouve… Quel est le mot qu’il a employé déjà ? Ah, oui, ça me revient : abracadabrante !
Elle pianote sur son téléphone.
Oui, Monsieur Goudenard, c’était pour vous dire que Mademoiselle Laurence était là.
A Laurence.
Il arrive !
Monsieur Goudenard entre et sert la main de Laurence.
MONSIEUR GOUDENARD : Ah, Mademoiselle Laurence, quel plaisir de vous revoir !
S’adressant à Stéphane.
Vous allez voir, elle n’est pas triste !
LAURENCE : Triste moi ! Oh non, alors… J’ai une tendance plutôt guillerette ! Il est poli d’être gai.
STÉPHANE (reprenant en se tortillant): Il est poli d’être gay. Chouchoubidouah !
LAURENCE : C’est parce que j’aime la vie ! Il y a tellement de choses qui me mettent du baume au cœur ! Voyez-vous, beaucoup de gens n’y prêtent pas attention, mais moi, ce sont les petits riens qui me mettent le plus en joie ! Par exemple, lorsque mon bus arrive pile en même temps que moi à l’arrêt, lorsqu’une personne exaspérée quitte la file d’attente devant moi à la poste, ou lorsque l’amie que j’allais appeler le fait une seconde avant moi et qu’on dit :
LAURENCE ET STÉPHANE : « Les grands esprits se rencontrent ! »
STÉPHANE : Comme je vous comprends, Mademoiselle Laurence. Moi, c’est pareil ! Je peux regarder dix minutes mon pigeon de compagnie quand il se pose sur mon balcon, et je suis si content si quelqu’un me souhaite ma fête, parce que la saint Stéphane est le 26 décembre or le 25, j’ai un concurrent célèbre ce qui fait qu’en général …
MONSIEUR GOUDENARD : Bon, écoutez, les enfants, pour l’amour du ciel, revenons à nos moutons ! Bien, Mademoiselle Laurence, avez-vous réfléchi, comme je vous l’avais demandé, à un métier qui vous correspondrait ? Est-ce que vous vous voyez plutôt cadre ? Artisan ? Chef d’entreprise ? Agricultrice ?
STÉPHANE : Go-go danseuse ?
LAURENCE : J’ai réfléchi, oui, oui… Il y a certaines choses dont je suis convaincue désormais : Je ne veux pas être pervenche, ni contrôleur des impôts, ni huissier de justice…
MONSIEUR GOUDENARD : Avez-vous pensé, par hasard, à ce que vous voudriez être, plutôt qu’aux métiers qui ne vous disent rien ?
STÉPHANE : Par un heureux hasard !
MONSIEUR GOUDENARD : Oui, c’est cela : par un heureux hasard en effet !
LAURENCE : Eh bien, ce que j’aurais vraiment aimé faire, c’est être cantatrice… Vous comprenez, une cantatrice, ça sait chanter, jouer, ça connaît toutes les langues, c’est érudit, une cantatrice. Sauf qu’avec mon 85 B, personne ne me prendra au sérieux.
Elle marque un temps.
Sinon, j’aime la nature. J’aurais bien aimé être obtentrice. Ça veut dire « créatrice de roses »… Vous n’êtes pas sans savoir que ça s’appelle comme ça, Madame Sapy ?
STÉPHANE (s’enhardissant et répétant) : Vous n’êtes pas sans savoir que ça s’appelle comme ça, Madame Sapy !
Madame Sapy regarde ses pieds.
LAURENCE : Ça, c’est un beau métier… Mais ça prend huit ans pour créer une rose. Alors on a beau lui parler et devenir amies, huit ans, c’est bien trop long... J’en mourrais d’impatience !
Elle marque de nouveau un arrêt.
STÉPHANE : Pourquoi pas guide de haute montagne alors ?
LAURENCE :Oh oui, c’est parfait ! Enfin, sur le principe… Parce que ça alors, je trouve que c’est un beau métier… Gravir des sommets… Cueillir des edelweiss au milieu des Yétis et des dahus bourrés au Génépi on the rock ! Sauf que moi, j’ai le vertige, Stéphane…
STÉPHANE (chantant) : Vertige de l’amour !
LAURENCE : Un vertige de la mort, oui : c’est mon système vestibulaire qui me joue des tours, me faisant nourrir un attrait assez constant et rationnel pour le plancher des vaches. Alors forcément, les montagnes, j’évite… Même les montagnes russes… Mais de toute façon, plus que la Russie, c’est l’Égypte qui me passionne.
STÉPHANE : Égyptologue !
MONSIEUR GOUDENARD : Nous y voilà !
LAURENCE : Oh oui, je rêve de mettre au jour une grande allée avec plein de statues…
STÉPHANE : Qu’on appellerait la Grande Allée avec plein de statues !
MADAME SAPY (s’insurgeant): En plus d’être poussiéreux, c’est complètement bouché !
LAURENCE : De toute façon il y a un hic !
MADAME SAPY : Ça m’aurait étonnée ! Il y a un hic ?
MONSIEUR GOUDENARD : Il y a un hic ?
STÉPHANE : Il y a un hic ?
LAURENCE : Ben oui, il y a un hic : l’avion ! Est-ce que vous croyez vraiment que mon vestibulaire est plus compréhensif lorsque je prends l’avion qu’en montagne ! Non, il me pourrit la vie, le vestibulaire ! Partout ! Dans le ballon du Parc André Citroën...
STÉPHANE : dans les escalators des 4 Temps…
LAURENCE : et sur le toit de la Samar aussi !
STÉPHANE : Et puis moi, j’ai pas confiance… On me demande de remettre ma vie entre les mains d’un type que je ne connais même pas, qui est peut-être en train de divorcer de sa femme...
LAURENCE : ...ou de se prendre la tête avec sa maîtresse...
STÉPHANE : ...qui veut éventuellement en finir avec la vie et…et du coup il avale des cachets...
LAURENCE : ...et il boit du champagne…
LAURENCE ET STÉPHANE : ...et c’est comme ça qu’on finit dans la tour Eiffel!
LAURENCE : Et on peut même pas prendre l’ascenseur…
STÉPHANE ET LAURENCE : Parce qu’on a le vertige !
LAURENCE (regardant Monsieur Goudenard et le suppliant) : Alors, pas égyptologue…
MONSIEUR GOUDENARD : Elle est vertigineuse ! (en aparté, face public) Si ce n’était pas tellement bouché, je lui conseillerais presque d’être comédienne (il pouffe tout seul).
LAURENCE : Sinon, j’ai pensé à plein d’inventions : par exemple, une machine pour enfiler les housses de couette avec des petits bâtons à élastiques comme pour les tentes qui s’ouvrent toutes seules…
STÉPHANE : Ou un bâton de soleil ! Ça ce serait chouette un bâton de soleil, tellement mieux qu’un bâton de pluie…
MADAME SAPY : Je crois vraiment que c’est contagieux, en fait !
LAURENCE : Ou encore une appli pipi pour indiquer aux touristes, aux femmes enceintes ou aux énurétiques, les toilettes les plus proches, les plus propres, les moins chères…
MONSIEUR GOUDENARD (pour lui-même): Elle est déroutante…
LAURENCE : …ou une entreprise de location de bébés, ou de chiens, ou de chats… pour ceux qui ne veulent que les avantages et pas les inconvénients…
MONSIEUR GOUDENARD (pour lui-même) : Elle est inquiétante !
LAURENCE : Ou des fontaines à champagne au sortir des salles d’examens ou des auto-écoles… Enfin, non, peut-être pas des auto-écoles…
MONSIEUR GOUDENARD (criant) : Elle est folle !
LAURENCE : ... ou prestidigitatrice ! Faire disparaître les valets pour ne garder que le roi de cœur. Mais se pose alors mon problème de coordination et un souci de latéralisation comme toute gauchère qui se respecte. Et pourtant Léonard était gaucher…
MADAME SAPY : Léonard ?
LAURENCE : de Vinci.
MADAME SAPY (regardant sa toile) : J’aurais dû m’en douter.
LAURENCE : … et Verlaine aussi…
S’adressant à Monsieur Goudenard, Laurence cite Monsieur Prudhomme de Verlaine :
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.
MADAME SAPY : C’est peut-être ça qu’elle a eu la petite !? Un rhume du cerveau mal soigné…
STÉPHANE : Et maintenant, elle ne veut plus quitter ses pantoufles !
LAURENCE : … ou un de ces vieux métiers aujourd’hui oublié : Crieuse sur la voie publique. Ça alors, qu’est-ce que ça m’aurait branchée ! Bien sûr, ç’aurait été dans le passé… Parce que dans le futur ça m’amuserait d’être conductrice de navettes. Ben oui, parce que tout sera automatique alors même si je conduis mal, ce ne sera pas grave… Et puis d’ici là, j’aurai obtenu mon permis péniche. Je suppose qu’il n’y aura plus de permis à points. Vous croyez qu’il y aura encore des permis à points dans le futur Madame Sapy ?
MADAME SAPY : Là, je m’abstiendrai de tout commentaire…
LAURENCE : Et d’ailleurs, est-ce que vous pensez que le permis péniche est un permis à points, Madame Sapy ?
MADAME SAPY : Je me ré-abstiendrai de tout commentaire…
LAURENCE : Et aussi potière, la main dans la glaise, à malaxer la terre comme Demy Moore dans Ghost…
MONSIEUR GOUDENARD : Plutôt Camille Claudel…
MADAME SAPY : Faiseuse de cruches, quoi.
LAURENCE : Faiseuse de cruches vous-même !
MONSIEUR GOUDENARD : Elle est insubordonnable…
MADAME SAPY: Insupportable !
STEPHANE : Inimitable !
LAURENCE : … ou inventeuse de métiers : Par exemple, je trouve qu’il faudrait quelqu’un sur les plages avec des ciseaux pour couper toutes les étiquettes qui dépassent. C’est incroyable le nombre d’étiquettes qui dépassent des maillots ! Ça vous ruine le plus magnifique des bronzages… C’est bien dommage. Alors qu’il serait si facile d’y remédier…
MONSIEUR GOUDENARD : Elle est quand même bizarre…
LAURENCE : Vous avez dit bizarre ?
MONSIEUR GOUDENARD : J’ai dit bizarre.
LAURENCE : (en aparté) Comme c’est ringard… Et on pourrait aussi rajouter des chasseurs de guêpes qui vous suivraient pas à pas pour faire fuir ces infâmes insectes vicieux lorsqu’ils vous attaquent… (elle frissonne)
MONSIEUR GOUDENARD : Les guêpes ne sont pas vicieuses, elles ne font que lutter pour leur survie. Vous n’aimez pas les guêpes ?
LAURENCE : Non, je n’aime pas les guêpes. C’est la honte mais don’t worry, be happy. Ni les chenilles processionnaires, si vous voulez tout savoir.
STEPHANE : Heu, est-ce que ça marche pour les grenouilles aussi ?
MADAME SAPY : Pourquoi, vous avez peur des grenouilles, Stéphane ?
Stéphane frissonne à son tour, ne répond pas et regarde ses pieds.
LAURENCE : Vous avez peur des grenouilles, Stéphane ! C’est la honte mais don’t worry, be happy, parce que : Oui, bien sûr ! On pourrait l’adapter aux grenouilles, aux souris, aux lézards, aux oiseaux… mais bien entendu, ce serait un travail saisonnier…
MADAME SAPY : Elle a une araignée au plafond…
LAURENCE : Alors il faudrait leur trouver une occupation complémentaire en hiver… Eh bien, voilà, j’y suis : en hiver, ils seraient dégivreurs de pare-brise ! Voilà !
MONSIEUR GOUDENARD : Elle est givrée !
LAURENCE (imperturbable) : J’ai aussi un projet très ambitieux de compensateurs de maris : vous voyez, des employés qui feraient tout ce que votre mari ne fait pas, à sa place : ranger ses chaussettes, vous faire un jus d’oranges pressées le matin, vous demander comment s’est passé votre journée, vous faire la conversation pendant les matchs de foot... Bien entendu, ce serait plus rémunérateur que chasseur de guêpes parce qu’ils auraient du pain sur la planche… Et même, je m’imagine bien en formatrice de compensateurs de maris. J’ai une tonnes d’idées à leur soumettre qui pourraient changer le quotidien, non seulement des chômeurs, mais surtout des femmes et même des maris, puisque leurs femmes ne leurs feraient plus de reproches sur leur manque d’attentions…
MADAME SAPY : … leur égoïsme…
STÉPHANE : … leur lâcheté…
LAURENCE : … leurs silences…
MADAME SAPY : … leurs absences…
STÉPHANE : … leur muflerie !
LAURENCE : … leur lourdeur…
MONSIEUR GOUDENARD (furieux) : Il suffit ! Je suis peut-être un mufle lourd et silencieux, lâche et égoïste, mais je suis bien présent ! Alors je vous demande de venir la prochaine fois avec une preuve tangible de recherche d’emploi Mademoiselle Laurence, et j’espère vous revoir ultérieurement dans de meilleures dispositions ! Ah, et vous ferez aussi un bilan de compétences ! (faisant un geste de la main) La discussion est close !
LAURENCE : Typiquement masculin comme réaction…
STÉPHANE : … Trop d’accord !
MONSIEUR GOUDENARD : (dans sa barbe en partant) C’est pourtant vrai qu’on pourrait aussi former des femmes à changer une roue, à avoir le sens de l’orientation, à nous faire des massages avant d’aller nous coucher, et même à se taire, soyons fou…
LAURENCE : Le pauvre ! Il devrait se reposer… ! Ça ne lui vaut rien de trop travailler…
Sortie de Laurence et Madame Sapy.
Scène 2
Stéphane se tient auprès de Monsieur Goudenard, dans son bureau rempli de cadres d’insectes. Il est en train de lui servir un café post-déjeuner. Sa tenue est désormais sobre de pied en cap.
STÉPHANE : Et voilà un p'tit café ! C’est toujours mieux qu’un p'tit qui a fait dans sa culotte !
MONSIEUR GOUDENARD (contemplant un horizon morne par la fenêtre) : Tiens, Stéphane, vous apporterez aussi un café à Sorin s’il-vous-plaît… Et puis sachez je ne suis pas d’humeur à rire aujourd’hui. Je me sens si… seul. Et Madame Sapy, je suis sûr qu’elle se sent si… seule. Et Sorin, je suis sûre qu’il se sent si…
STÉPHANE : Seul ?
MONSIEUR GOUDENARD : Oui, c’est bien cela… C’est quand même terrible cette solitude. Vous vous rendez compte, Stéphane, sept milliards d’humains cohabitent aujourd’hui et jamais les gens n’ont été aussi seuls. La faute au divorce qui éclate les familles comme du pop-corn salé aux larmes, la faute à tout le monde, à personne, aux guerres, aux politiques, à pas de chance, à notre temps, au manque de temps, et puis d’ailleurs nous, qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? On fait ce qu’on peut, du mieux qu’on le peut, même si c’est peu, c’est mieux que rien, et trois fois rien, c’est toujours ça, une goutte d’eau dans l’oasis des seuls, une oasis dans leur labyrinthe de solitude, une B.A. qui soulage nos petites vies étriquées d’humanoïdes du vingt-et-unième siècle. Le siècle des seuls. Le siècle du rabougri, de l’individualisme et de gens qui se jettent à corps perdu dans une course effrénée à Dieu seul sait quoi, et d’ailleurs, est-ce si sûr qu’il le sache, lui, Dieu, et si même lui ne le sait pas, alors où va-t-on, hein, Stéphane, hein, où va-t-on, c’est cela la question, où va-t-on, nous tous, les seuls, envers et contre tous ?
STÉPHANE : Oulala, ça va pas fort, vous hein ? Moi, j’aime bien être seul parfois… En apnée, sous la mer… Avoir le sentiment de voler dans l’eau et titiller les raies. J’aime ce sentiment intense. (dramatique) De bien-être et de plénitude… de plénitude et de certitude…
MONSIEUR GOUDENARD : ...de certitude qu’il n’y en a aucune…
STÉPHANE : Une façon d’être en apesanteur. Dans un silence… assourdissant.
MONSIEUR GOUDENARD : Oui, c’est cela, un silence assourdissant… Vous savez, ça ne se voit pas mais je saigne…
STÉPHANE : Vous vous êtes coupé ?
MONSIEUR GOUDENARD : Non, Stéphane, non. Je veux dire que je saigne... de l’intérieur. Vous voyez Steph, parfois j’ai envie de m’allonger par terre à attendre que ça passe… Je peux vous appeler Steph, n’est-ce pas ? Parce que… C’est plus court… Alors ça me fatigue moins…. Parce que je suis tellement fatigué… Fatigué d’être toujours fort… Je sens que j’ai besoin de me reposer, de relâcher la pression. J’ai l’impression que plus je deviens dur en apparence, plus je deviens tendre à l’intérieur…
STÉPHANE : Oh oui, moi c’est pareil. (inspectant un bocal transparent). Je peux vous poser une question ?Je peux vous demander ce qu’il y a dans ce bocal ?
MONSIEUR GOUDENARD (se retournant de la fenêtre): Ah, ça ! C’est une expérience que je mène entre un scorpion et une araignée. Je les ai enfermés ensemble pour voir qui va gagner… C’est que… j’aurais voulu être entomologiste.
STÉPHANE (ironique, regardant les cadres d’insectes partout dans le bureau) : Je n’aurais jamais deviné !
MONSIEUR GOUDENARD (imperturbable): Mais aujourd’hui, je suis Directeur d’Agence. Oh, certains pensent que je suis très important ; j’ai des responsabilités ; je fonce droit devant. En réalité, je ne suis qu’un vieux trognon investi d’une autorité minable, payé pour tenir des discours lénifiants en attendant ma petite paye rond elette de brave pépère tranquille… Mais il y a comme cette petite flamme au fond de moi qui demande qu’on l’écoute enfin, qui me dit que le bonheur n’est pas loin… Faut croire que j’ai le système limbique qui se rebelle, comme elle dit, la petite demoiselle Laurence.
STÉPHANE : Non, elle, c’est le vestibulaire, nuance !
MONSIEUR GOUDENARD (imperturbable): Bref, j’voudrais pouvoir tout changer, mon p’tit Steph, recommencer à zéro…
STÉPHANE : Alors non, quand même, je veux bien Steph, mais pas mon p’tit Steph !
MONSIEUR GOUDENARD : D’accord, mon p’tit Steph… Et cette question que l’on vous pose sans cesse : Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Toujours cette question, n’est-ce pas ? Mais pour commencer, avons-nous vraiment choisi nos études ? Nos parents ne nous ont-ils pas orientés ? Voyez, moi, on m’a mis Le Prince de Machiavel entre les mains alors que je rêvais du Petit Prince ?
STÉPHANE : Moi, on m’a mis au foot alors que je voulais faire du hip-hop…
MONSIEUR GOUDENARD : Alors, avons-nous suivi une voie par choix ou par défaut ? Et comprenions-nous l’importance de nos choix ? Réussir sa vie… Mais ce que nous faisons de nos vies, c’est cela, l’important… De la nôtre, de celles de nos femmes, de nos enfants… Êtes-vous marié Stéphane ? Peut-être séparé, divorcé, pacsé, seul ?
STEPHANE : Pacsé, avec Eric…
MONSIEUR GOUDENARD : Et avez-vous des enfants ? Les vôtres, pas biologiquement les vôtres mais comme les vôtres, à moitié les vôtres, ou même d’autres encore ! Ah, mon pauvre petit Steph…
STEPHANE : Ah non alors ! Steph, d’accord mais pas mon petit Steph et encore moins mon pauvre petit Steph ! J’ai l’impression d’être… un vermisseau ! Un petit vermisseau ! Et même un pauvre petit vermisseau ! Mais pour répondre à votre question, nous avons adopté… un Jack Russell… qui s’est fait violer par un pitbull après qu’il lui a arraché une patte lors d’un combat illégal…
MONSIEUR GOUDENARD : Pardon ?
STEPHANE : Vous ne m’écoutez pas, Monsieur Goudenard, je voulais juste voir si vous suiviez un peu quand même !
MONSIEUR GOUDENARD : C’est vrai… Vous vous rendez compte, mon p’tit Steph, que vous travaillez ici depuis quatre ans et que je ne connais rien de vous… Mais je ne suis pas qu’un Directeur, Stéphane, je suis un être humain… Alors comment allez-vous mon pauvre p’tit Steph, hein, parlez-moi un peu de vous…
STEPHANE : Eh bien, écoutez, si vous me le demandez… Est-ce que vous savez que mes collègues m’appellent Nespresso par exemple ? Rapport aux cafés que je sers toute la journée…
MONSIEUR GOUDENARD : Ils vous appellent Nespresso ?
STEPHANE : Oui, Nespresso. What else ?
MONSIEUR GOUDENARD : Ah, mais ce n’est vraiment pas gentil ça. Non, ce n’est vraiment pas gentil ! Mais je vais arranger ça : je vous promets que Je vais changer de marque de café !
Ils sortent.
Scène 3
Entrée de Laurence d’un pas rapide, un peu essoufflée. Elle arbore une jupe en tulle blanche et un chapeau de paille à moitié brûlé.
LAURENCE : Oh, excuse moi Troisgros, j’espère que tu n’as pas trop faim, je rentre un peu tard mais...
Troisgros la suit du regard sans discontinuer tandis qu’elle défait ses chaussures et pose son gilet et son sac.
LAURENCE : Mais qu’est-ce que tu as à me dévisager comme ça ? On dirait que tu as vu la Vierge !
TROISGROS : Mais Laurence, qu’est-ce qui est arrivé à ton chapeau ?
LAURENCE : Ce n’est rien, c’est juste que je suis allée allumer un cierge pour Sainte Rita dans le quinzième...
TROISGROS : Tu es allée dans les beaux quartiers !
LAURENCE : Oui, et figure-toi qu’ils y bénissent les animaux ! Je me disais que je pourrais peut-être t’emmener un jour… Bref, donc, j’ai posé mon chapeau sur la Vierge le temps d’allumer mon cierge, je n’aillais quand même pas le mettre par terre, vu que c’est ma grand-mère qui me l’a légué, et je me suis dis que ça lui ferait probablement plaisir d’ailleurs, à ma grand-mère, de savoir son chapeau posé sur la Vierge, sauf que le curé qui m’espionnait, tapi dans son confessionnal -le gros pervers- a foncé sur moi subitement : ça a fait un appel d’air lorsqu’il a ouvert la porte, bref, mon chapeau est tombé sur les bougies. Et j’ai failli cramer ma jupe de mariée. Bref, rien de bien extraordinaire...
TROISGROS : Non, en effet ! Ce qui l’est véritablement en tout cas, c’est de te voir dévote maintenant ! On aura tout vu ! (citant Molière dans L’école des femmes)
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique ;
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait.
LAURENCE : Je ne suis pas plus dévote qu’idiote, merci bien, disons simplement que je pratique le syncrétisme et encore, uniquement pour les ex-voto.
TROISGROS : Le syncrétisme …
LAURENCE : Et si je suis en retard, c’est que j’ai dû attendre que mon cierge brûle entièrement pour être certaine que mon souhait se réalise. Sinon, c’est sûr, ça va encore foirer… Ça a pris du temps parce que c’était une grosse bougie en forme de cœur qui ne voulait pas se consumer. En tout cas, grâce à moi, l’église sens la vanille et la noix de coco, ça change de l’encens et des odeurs d’animaux.
TROISGROS : Alors ton rendez-vous s’est mal passé, je suppose… Si tu en es à prier Sainte Rita...
LAURENCE : Eh bien disons que j’ai échappé à l’asile pour cette fois-ci… mais pas à la prison… Ils veulent une preuve tangible de recherche d’emploi pour la prochaine fois. Et ils veulent que je fasse un bilan de compétences.
TROISGROS : Ça se gâte…
LAURENCE : Mais pas du tout ! Je vais aller consulter…
TROISGROS : Enfin ! Un psy ?
LAURENCE : …
TROISGROS : Un médecin du travail ? Ah oui, non, pour ça, c’est vrai, il faudrait que tu travailles...
LAURENCE : …
TROISGROS : Un conseiller d’orientation ?
LAURENCE : Non, rien de tout ça ! Divine !
TROISGROS : Ta voyante ?
LAURENCE : Exactement, Divine : elle voit toujours tout. Elle va pouvoir me dire quand je vais trouver le travail de mes rêves et de quel type de boulot il s’agit ! (elle marque une pause avant d’ajouter la suite) Et si je serai réincarnée en chat… Oui, la dernière fois, j’ai oublié de lui poser la question...
(Soudainement rêveuse…)
Parce que tu vois Troisgros, j’aimerais bien être réincarnée en chat…
TROISGROS : C’est marrant, je t’imagine pourtant davantage en pintade… ou en mule…
LAURENCE (continuant comme si de rien n’était): Penser et rêver toute la journée... Me faire choyer, dorloter, caresser…
TROISGROS : … te faire écraser, noyer, dénoyauter, exhiber, manger du mou ou des souris…
LAURENCE (interloquée): Tu n’es pas heureux ? On n’est pas heureux tous les deux ? T’aimes pas notre vie ? Je serai toujours là pour toi, tu le sais bien, cela devrait te rendre heureux !
TROISGROS : Mais tu es comme le vent dans les feuilles, comme l’eau dans les ruisseaux. Tu es insaisissable, tu es là sans l’être et pourtant encore présente même quand tu pars, tu es libre et c’est bien ce qui te rend tellement attachante… Et puis tu es…
LAURENCE : … je suis…
TROISGROS : … tu es …
LAURENCE : Est-ce donc si difficile à dire ?
TROISGROS (se lançant) : Tu es humaine !
LAURENCE : Mon pauvre Troisgros, tu m’as l’air bien déprimé. Mais quand même, aller jusqu’à me dire que je suis humaine…
TROISGROS (rêveur, citant Verlaine dans Mon rêve familier) : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une chatte inconnue et que j’aime et qui m’aime…
LAURENCE : Tu sais Troisgros, confidence pour confidence, je crois bien que je suis amoureuse…
TROISGROS : Toi, amoureuse !
LAURENCE : Oui, moi, amoureuse… J’ai envie d’être gentille, douce…
TROISGROS (manquant de s’étouffer) : Toi gentille et douce!
LAURENCE : Tu t’étouffes ?
TROISGROS : Non, non, c’est juste que j’ai mangé trop d’herbe à chat...
LAURENCE : Parce qu’il y a cet homme… A chaque fois que je croise son regard, j’ai envie de lui préparer des bouillottes, de lui sourire et de baver devant lui… Je me sens comme un ange auréolé d’une bienveillance absolue.
TROISGROS : Pauvre de lui…
LAURENCE : Et en même temps je veux aussi le stimuler, le mettre en transes, être sa reine, son fantasme, sa poétesse libertine! Et alors je me sens comme une diablesse, capable de tout, de le faire jouir, de le punir, de l’attacher, de le…
TROISGROS (calmant le jeu) : Oh, oh, oh oh !
LAURENCE :Tu sais pourquoi Roméo et Juliette c’est une histoire à la con ?
TROISGROS : Parce que Juliette dit « Roméo, pourquoi es-tu Roméo » ?
LAURENCE : Non, parce qu’ils ont cessé d’espérer. Autrement, ils auraient pu être heureux.
TROISGROS : Eh oui, c’est la vie : il y a des gens qui s’aiment qui ne sont pas ensemble et (réfléchissant) des gens qui ne s’aiment pas qui sont pourtant ensemble et (réfléchissant) des gens qui ne s’aiment pas eux-même (réfléchissant) ou encore des gens que personne n’aime…
LAURENCE : Comme Zemmour ?
TROISGROS : Oui, comme Zemmour ! Ou le chat dans Alice... Il m’a toujours fait peur. Avec sa manie de disparaître et réapparaître, comme ça, subitement...
LAURENCE : Chacun ses démons… Bon, allez, je t’emmène avec moi chez Divine !
Elle l’attrape d’office par la patte.
Le téléphone sonne…
Ah, ce doit être Divine !
TROISGROS : Et pourquoi serait-ce Divine ?
LAURENCE : Elle a dû voir que je voulais me rendre chez elle, alors elle m’appelle pour m’éviter le déplacement !
TROISGROS: Evident, mon cher Watson…
LAURENCE : Allô ? (déçue). Ah, Madame Sapy… Vous avez quelque chose à me dire… sur mon avenir ?! Euh... Oui, je peux passer vous voir… Euh oui, maintenant…
(En aparté, face public) Ah ben ça alors, je ne savais pas que la Sapy aussi était voyante !
Elle remet son chapeau brûlé et attrape un sac qui traîne dans l’entrée.
TROISGROS : Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ?
LAURENCE (sortant): Ben, des petits cadeaux !
TROISGROS (criant, parce qu’elle est déjà sur le palier) : Change de chapeau peut-être !
ACTE IV
Scène 1
Laurence s’agenouille devant Sorin et farfouille dans son sac.
LAURENCE : Bonjour Sorin, j’vous ai apporté des bonbons… Parce que… Parce que... (musique de Jacques Brel en coulisse)
Laurence rétorquant à l’attention de la personne qui chante la chanson
Non, ce n’est même pas pour ça. Et tac !
Sorin désigne son chapeau.
SORIN (il prononce en français): « chapeau ! »
LAURENCE (en transes): Oui ? « chapeau » (articulant), c’est cela, ah mais c’est fabuleux, vous avez appris le français grâce à moi ! Oh, ça me fait tellement plaisir que… Tenez, je vous le donne, il est pour vous, pour vous rappeler le premier mot de français que vous aurez prononcé ! Et il a de la valeur, il appartenait à ma grand-mère ! Oh, elle serait tellement contente, elle aussi !
Elle le lui enfonce sur le crâne et pénètre dans les bureaux. Il lui tend un petit papier.
LAURENCE : Ah, merci, je le lirai plus tard parce que la Sapy m’attend...
Laurence prend un ticket et fait mine de s’asseoir mais est appelée de suite.
MADAME SAPY : Numéro 2508 !
Laurence s’avance.
LAURENCE : 25 août 1880 : date de naissance de Guillaume Apollinaire… Bonjour Madame Sapy. Je ne veux pas travailler. Vous savez ce qu’a écrit Guillaume Apollinaire ? (voix monocorde et lancinante)
Avant d'entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre hulule
Guillaume, qu'es-tu devenu ? (voix monocorde et lancinante)
MADAME SAPY : Merci beaucoup pour cette entrée en matière poétique. Mais qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ?
LAURENCE : C’est ma jupe de mariée ! Oui, elle me sert à patienter ! C’est un petit arrangement avec moi-même. Je la porte quand je veux me sentir belle ou si je suis d’humeur… romantique. En attendant ma robe… Ma vraie robe de mariée… La blanche… Tenez, je vous ai apporté du chocolat. Ça fournit des endorphines et puis… c’est plus joli que le Prozac ! Alors, où en êtes-vous ?
MADAME SAPY (émue, elle se racle la gorge): Eh bien c’est plutôt à moi de vous le demander me semble-t-il, mais je suis quand même touchée que vous me posiez la question. Alors, puisque vous voulez tout savoir, je vais plutôt bien : mes chômeurs sont beaucoup plus détendus depuis qu’il y a votre tableau derrière moi, la photocopieuse est réparée, et Monsieur Goudenard rase les murs et nous fiche une paix royale ces temps-ci ! En revanche, pour ce qui vous concerne, Mademoiselle Laurence, j’ai ici les résultats de votre bilan d’incompétence...
LAURENCE :De compétences vous voulez dire?
MADAME SAPY : Euhh oui, oui, bien entendu. Euhhhh… Je vois que vous avez refusé de vous livrer aux exercices que nous mettons en place pour redonner confiance à nos chercheurs d’emploi. Par exemple, vous n’avez pas voulu vous laisser tomber en arrière dans les bras d’un co-chercheur d’emploi sous prétexte que…
LAURENCE (très vite): D’abord, c’était plus un co-chômeur.
MADAME SAPY (ne comprenant pas, elle répète) : un co-chômeur… ?
LAURENCE : Un co-chômeur, exactement, ensuite, c’est à cause de mon vestibulaire et aussi parce qu’il transpirait comme un cochon et que ce n’est pas vraiment le type d’homme dans les bras duquel on veut tomber, sans faire la difficile ! Et ajoutez à cela une tête à faire l’amour pour oublier ses migraines ! Je ne demande pas Lambert Wilson ni Romain Duris mais quand même, il y a un minimum !
MADAME SAPY : Minimum syndical, je dirais. Très bien, soit, mais vous avez également refusé de vous livrer aux vocalises destinées à vous libérer de vos chaînes…
LAURENCE : Quelqu’un a dit que je chantais faux !
MADAME SAPY : Et c’est faux ?
LAURENCE (boudeuse) : Non, c’est un peu vrai, mais j’ai bien le droit de chanter quand même ; c’était pas gentil du tout. Alors ça m’a bloquée… Et puis Patrick Juvet et Boby Lapointe aussi, ils chantent faux d’abord, alors j’avais bien le droit !
Arrivée de Stéphane qui chante : La peinture à l’hawuile, c’est bien diiiifficile, mais c’est bien plus beau que la peinture à l’eau… en effectuant une petite danse, avant de repartir avec une tasse de café qui traînait sur le bureau de Madame Sapy.
MADAME SAPY : Écoutez, au vu des questionnaires que vous avez remplis vous faites preuve de capacités d’attention, de représentations mentales concrètes et abstraites, d’une bonne mémoire auditive à court et long terme et vous excellez dans le raisonnement analytique, global et abstrait… Notre ordinateur est formel : vous êtes faites pour travailler avec les chiffres !
LAURENCE (dans sa barbe) : Parlez-en à mon banquier…
MADAME SAPY (continuant ): Pourquoi pas comptable ?
LAURENCE : N’y comptez pas !
MADAME SAPY : Ou professeure de mathématiques !
LAURENCE : Oui, alors là, forcément… (Elles pouffent) Vous y allez un peu fort, Madame Sapy ! La seule chose que j’ai apprise en faisant des maths… c’est que je n’aime pas les maths.
MADAME SAPY : Je suppose qu’on oublie le poste de trader que j’ai en stock…
LAURENCE : Passer pour une sale gosse hyper diplômée qui joue avec le fric des autres et travailler pour l’intérêt des banques à maximiser le couple rendement / risques. Franchement, j’ai du mal en couple, en rendement… Je ne suis bonne qu’en risques ! (puis plus guillerette et se levant) : Vous savez ce qu’il a écrit aussi ? « Il est grand temps de rallumer les étoiles ! »
MADAME SAPY : Qui cela ?
LAURENCE (en riant): Eh bien, Guillaume Apollinaire !
Laurence dépose un baiser sur le front de Madame Sapy et sort.
MADAME SAPY (pensive et regardant le plafond) : Il est grand temps de rallumer les étoiles…
Scène 2
Monsieur Goudenard, debout devant sa fenêtre, s’adresse à cette dernière plutôt qu’à Stéphane. Un poste de radio diffuse en fond la chanson « Il est mort le soleil » de Nicoletta.
MONSIEUR GOUDENARD : Mais est-ce que l’on rêve encore mon p’tit Steph, hein, je vous le demande ? Ça ne se voit peut-être pas au premier abord mais je suis hypersensible… Alors j’ai dû apprendre à mettre tout cela en veilleuse pour ne pas trop souffrir. Parce que sinon, mon cœur allait se fendre, à force d’être transpercé, et il fallait que je me protège. Alors j’ai appuyé sur le bouton OFF et je me suis renfermé sur moi-même pour ne pas voir les choses… Vous comprenez, Stéphane ? (en coulisses, les acteurs crient à l’unisson : Vous comprenez, Stéphane ! ) Et dire qu’il y en a qui tueraient pour être à ma place… Mais qu’est-ce que j’attends ?
STEPHANE : Parfois je rêve que je plonge en apnée… Je flotte sur le sable blanc…
MONSIEUR GOUDENARD : Vous, par exemple, est-ce que vous avez des rêves, Stéphane ?
STEPHANE : J’aimerais être moniteur de plongée au Cap Vert !
MONSIEUR GOUDENARD : N’abandonnez pas vos rêves. Jamais. On ne badine pas avec les rêves… Moi, voyez-vous, je rêve juste d’avoir du temps. Je vois tous mes amis qui meurent d’un cancer un an après avoir pris leur retraite quand ce n’est pas avant et je veux juste… vivre… avant de mourir. Prendre enfin rendez-vous avec moi-même. Pour faire des choses simples. Avoir des ruches, par exemple, ou regarder en boucle la Mouche I et II en boucle si j’en ai envie. Je rêve de pouvoir observer une coccinelle se frayer un chemin entre mes poils pendant des heures…
STÉPHANE : Au fait, qui a gagné entre l’araignée et le scorpion ?
MONSIEUR GOUDENARD : L’araignée, mon petit Stéphane, l’araignée. Comme quoi il vaut mieux prendre le temps de tisser sa toile plutôt que de compter sur une simple morsure… Qu’est-ce que je disais déjà ?
STÉPHANE : Vous vouliez du temps !
MONSIEUR GOUDENARD : Ah oui, c’est cela, je veux du temps. C’est cela. Pouvoir trier ma boite de blattes de la plus claire à la plus foncée…
STÉPHANE : Regarder les étoiles filantes…
MONSIEUR GOUDENARD : C’est exactement cela… Attendre les étoiles filantes, telles des lucioles porte-bonheur, les doigts plantés dans l’herbe fourmillante, sur un fond de cigales…
STÉPHANE : Écrire des chansons !
MONSIEUR GOUDENARD : Écrire des chansons, quelle bonne idée ! Quelle est votre chanson préférée mon p’tit Steph ?
STÉPHANE : Le Lundi au Soleil…
MONSIEUR GOUDENARD : Le Lundi au Soleil ! Quelle merveilleuse chanson en effet !
(il entonne la chanson et Stéphane se met à chanter avec lui. Ils entament la chorégraphie de Claude François).
Ah, c’est cela qu’il faut Stéphane, un peu de gaîté ! Il faut être gai. D’ailleurs vous devriez vous habiller avec des couleurs moins tristes mon p’tit Steph, nous ne sommes pas une entreprise de pompes funèbres, n’est-ce pas ?
STEPHANE : Mais c’est vous qui m’aviez demandé de porter des tenues plus sobres ! Et puis, si je porte des couleurs vives, tout le monde va penser que je suis gay.
MONSIEUR GOUDENARD : Mais vous êtes gay, Stéphane ! Faites donc comme cette Mademoiselle Laurence ! Elle est tellement rafraîchissante… Que pensez-vous d’elle mon petit Steph ? J’avoue me trouver dans une impasse face à cette jeune femme tellement…. Votre avis m’intéresse. Vous voyez, je m’intéresse à vous…
STEPHANE : Eh bien, c’est difficile à dire, elle ne semble entrer dans aucune de mes catégories.
MONSIEUR GOUDENARD : C’est-à-dire ?
STEPHANE: C’est très simple. Regardez votre femme : elle vient du vieil argent. Grande famille bourgeoise, habituée au fric sans en faire un fromage. Culture et tradition. Rallies et soupe à l’oignon. UCPA et équitation. Elle a des dessous Petit Bateau et des pulls Phare de la baleine, des tableaux côtés, une bonne, et de l’argenterie qu’elle utilise, puisqu’elle a une bonne.
MONSIEUR GOUDENARD (pour lui-même) : Mais comment sait-il qu’elle porte des slips Petit Bateau?
Ils descendent dans le public au milieu duquel ils déambulent...
Cette femme, c’est une Pimkie-Etam-Jennifer-Eurodif… Pas de fric, mais du goût. Elle rêve de pouvoir s’acheter du Zapa un jour, et en attendant, elle se fournit chez Zara. Au moment des soldes.
Ce monsieur est manifestement écolo : Il se chauffe au feu de bois, a dû faire poser des panneaux solaires derrière ses chiottes, une pompe à chaleur sur son toit –à moins que ce ne soit le contraire- et il collerait ses enfants devant les Barbapapa s’il avait la télé. Je peux même vous dire qu’il se désodorise à la pierre d’alun… Cela dit, il devrait essayer le dernier Axe pour nous les hommes. A cause des feux de bois…
Elle, c’est sûrement une femme au foyer. Déprimée, débordée, elle vient ici pour trouver un sens à sa vie. Peu patiente avec ses enfants, odieuse avec son mari, elle abhorre les autres femmes au foyer comme elle tout en jalousant les travailleuses. Elle combat sa dépression chronique en discutant de longues heures avec les commerçants le matin et de longues minutes avec les maîtresses de ses gosses le soir, pendant que les autres parents travailleurs attendent derrière elle, parce que comme ça, ça leur fait les pieds… N’est-ce pas Madame ?
Ils entament leur remontée sur scène.
Et ainsi de suite, et ainsi de suite ! Mais votre Mademoiselle Laurence, elle est juste inclassable…
MONSIEUR GOUDENARD : Inclassable… C’est très bien, ça, inclassable… Unique… Je dois avouer que c’est tout à fait déroutant cette façon qu’elle a de vous couper la pensée. Peut-être qu’elle aimerait approfondir les choses d’ailleurs, mais elle sait qu’elle n’a pas le temps, elle l’a bien compris, elle aussi. Ah qu’elle est intelligente cette petite Mademoiselle Laurence ! Cela doit d’ailleurs lui rendre ses échecs particulièrement douloureux. Oui, parce que soit il lui faut recommencer, ce qui lui demande du temps, soit elle décide d’arrêter les frais, ce qui revient à admettre qu’elle l’a définitivement perdu, son temps… Vous comprenez mon petit Steph. Il faut lui créer un poste sur mesure. Bien entendu ! Vous êtes fantastique, Stéphane ! Tenez, appelez-moi Madame Sapy, qu’elle m’envoie tout de suite Mademoiselle Laurence !
STÉPHANE (composant le numéro) : Oui, Madame Sapy, Monsieur Goudenard aimerait voir Mademoiselle Laurence !
Madame Sapy (au bout du fil) : Vous êtes sûr?!
STÉPHANE : Affirmatif !
MADAME SAPY : Affirmatif ?
STÉPHANE : Oui, enfin, je veux dire « absolument ! »
MADAME SAPY : Nous ne sommes pas à l’armée, quand même, Stéphane !
STÉPHANE (rêveur) :Je sais, c’est juste que j’ai été réformé de l’armée. Et que j’ai toujours rêvé de dire « Affirmatif ».
Madame SAPY (au bout du fil, coupant court) : Bon, très bien, je lui demande de vous rejoindre… Rompez, mon petit Stéphane !
MONSIEUR GOUDENARD (pour lui-même) : Mais bon sang mais c’est bien sûr !
Mademoiselle Laurence arrive.
LAURENCE : Bonjour Monsieur, vous avez demandé à me voir, à ce qu’il paraît ! Ça tombe bien, j’avais justement des petits cadeaux pour vous ! Pour vous Stéphane et pour vous, Monsieur Goudenard !
STÉPHANE (ouvrant) : Merci, c’est vraiment très gentil ! (il extirpe un nœud papillon arc-en-ciel). Ça alors, un nœud papillon arc-en-ciel ! Figurez-vous que j’ai commandé le même la semaine dernière !
LAURENCE ET STÉPHANE : Les grands esprits se rencontrent !
STÉPHANE : Mais ne vous inquiétez pas, celui-ci sera parfait pour Napoléon !
LAURENCE : Napoléon ?
STÉPHANE : Oui, Napoléon, mon chien. Un Jack Russell !
MONSIEUR GOUDENARD : Et pourquoi donc avez-vous appelé votre chien « Napoléon » ?
STÉPHANE : Eh bien, il est petit, têtu, hyperactif, et parfois, je le mets en exil quand il joue avec mes jouets en latex…
MONSIEUR GOUDENARD : Avec ses jouets en latex, vous voulez dire !
STÉPHANE : Non, non, justement, avec les miens !
Monsieur Goudenard le regarde, perplexe.
LAURENCE : En tout cas, je suis contente que ça vous plaise : j’avais un peu peur que vous pensiez que je pense que vous êtes gay !
MONSIEUR GOUDENARD (guilleret) : Bon, je suppose que c’est mon tour !
Il déballe son cadeau.
Une bougie... C’est bien cela ?
LAURENCE : Oui, avec des allumettes, un bout de papier rouge, un crayon bleu, sans oublier le gros sel ! Vous voyez, j’ai pensé à tout ! Comme j’ai l’impression que ça ne va pas très fort pour vous dernièrement... J’ai lu dans Meuf Active qui si on a des problèmes, il faut les lister en bleu sur un papier rouge puis le faire brûler. Et après il faut se plonger dans un grand bain d’eau salée un soir de lune rousse et dans les trois jours, on est libéré ! Alors, comme c’est la lune rousse...
MONSIEUR GOUDENARD : Eh bien, sachez que je suis extrêmement touché par votre geste, Mademoiselle Laurence ! Cela me conforte dans la décision que je viens de prendre. Stéphane, vous voulez bien nous laisser ? Allez donc vous promener un peu, regardez comme il fait beau dehors : un vrai lundi au soleil !
STÉPHANE : On est mardi.
MONSIEUR GOUDENARD : Oui, peut-être, peu importe, c’est une bien belle journée pour tout recommencer.
STÉPHANE : C’est une bien belle journée pour tout recommencer...
On entrevoit sans l’entendre Monsieur Goudenard qui s’entretient au fond de son bureau avec Laurence.
Scène 3
Laurence sort de l’Agence pour l’emploi et s’arrête au niveau de Sorin.
LAURENCE : Au revoir Sorin ! Figurez-vous qu’on va être amenés à se voir souvent ! Monsieur Goudenard vient de me proposer une offre d’emploi ici-même ! Il dit que je suis inclassable, qu’il me faut du sur-mesure !
SORIN : C’est bien vrai que vous êtes inclassable !
LAURENCE : Tiens, je n’avais jamais vu votre petite cicatrice sur la lèvre. C’est charmant ma foi !
SORIN : J’ai essayé de siffler avec une herbe entre mes doigts quand j’étais jeune pour épater une fille. Vous dites bien cela comme ca n’est-ce pas : épater ?
LAURENCE : Oui, c’est ça. Votre français est vraiment bon ! Vous êtes doué ! Vous êtes un linguiste, comme moi !
SORIN : Merci beaucoup. Non seulement je n’ai émis aucun son mais en plus de cela je me suis coupé la lèvre et comme ça s’est infecté, je n’ai jamais pu l’embrasser. Vous voyez, déjà à l’époque, je n’avais pas beaucoup de chance avec les femmes.
LAURENCE : Moi, mon premier baiser, c’était en jouant à cache-cache avec un petit voisin chez mes grands-parents. On s’était cachés tous les deux sous le lit et ma sœur ne nous trouvait pas, alors nous avons passé un long moment côte-à-côte dans une semi-obscurité propice au rapprochement. À un moment, il s’est approché de moi pour m’embrasser mais comme on n’y voyait rien, il m’a embrassée sur le bras. Le bras droit. Là, il s’est écrié : « Oh mais tu es poilue ! » et alors ma sœur l’a entendu et nous a trouvés. La voilà, ma première aventure sentimentale : le bisou d’un mufle sur le bras. Le bras droit. L’avant-bras droit, pour être précise. Au milieu de rats morts et de toiles d’araignées dans un grenier moisi. Pas forcément très prometteur non plus !
SORIN : Vous avez lu mon petit papier ?
Laurence le lit et se jette dans ses bras.
SORIN : Nous pourrions peut-être partager nos destins et voir si moins par moins peut faire plus ?
LAURENCE : Et plus si affinités. (Laurence laisse tomber le poème par terre. Ils s’embrassent derrière le chapeau troué sur la musique des Petits Papiers de Régine). Derrière eux, on aperçoit des flammes et de la fumée.
Scène 4
Laurence, dans son appartement, est en train de faire sa valise.
LAURENCE : Il a eu une rudement bonne idée, Monsieur Goudenard, de me proposer cet emploi !
TROISGROS : Il s’est probablement dit que s’il ne te prenait pas en charge, tu finirais à l’asile comme van Gogh !
LAURENCE : Ç’aurait été vraiment parfait s’il avait accepté que j’expose dans le hall de l’Agence mais… Je suis peut-être irrémédiablement faite pour le Salon des Refusés… Être une artiste incomprise, finalement, c’est presque plus beau… Et il a eu une rudement bonne idée aussi de mettre le feu à l’Agence ! Comme ça, ça nous fait deux semaines de vacances pour partir en Roumanie avec Sorin ! Et dire que c’est grâce à moi que Monsieur Goudenard a brûlé les bureaux ! Grâce à ma bougie !
TROISGROS : J’imagine qu’on ne saura jamais si c’était volontaire ou accidentel...
LAURENCE : Peu importe ! En tout cas, heureusement qu’il s’y est collé, ça m’aura évité de le faire ! Et puis après, il y aura des locaux tout neufs ! Finis la vieille peinture, les vieux rideaux... Et surtout : les néons !
TROISGROS (faux) : C’est quand même dommage, ton tableau pour Madame Sapy a brûlé !
LAURENCE : Peu importe, je vais en refaire un ! Avec des plumes d’oiseaux pour symboliser l’envol vers un avenir radieux, par-delà les océans. Avec du bleu, beaucoup de bleu… Pour illustrer les bleus à l’âme aussi.
TROISGROS : Reviens sur Terre, tu vas être en retard !
Le téléphone sonne, Laurence répond.
LAURENCE : Oui allô. Oui, c’est qui ? Hugo ? Mais pourquoi…. Tu veux qu’on essaie de se donner une seconde chance ? Ah, euhhhh, oui, bien sûr Hugo mais là ça ne va pas être possible. Comment ça, pourquoi ? Mais parce que… Je rentre dans les ordres ! Oui, une décision tardive et inopinée irrésistible. La vocation quoi ! Mais ne t’inquiète pas, je vais te présenter une de mes amies, Madame Sapy. Un petit relooking, un peu de dépoussiérage et je suis sûre qu’il y a du potentiel entre vous ! Non, non, tu me remercieras plus tard. Et elle aussi. Et comment va Troisgros ? Eh bien, très bien. Il s’est mis à fréquenter une chatte qui s’appelle Cornélia et tu ne lui manques pas. Puisque tu ne le connaissais pas. Voilà, voilà. Écoute Hugo, je n’ai pas tellement de temps, je pars en Roumanie. Oui c’est ma… congrégation. Quelle congrégation ? La congrégation… de la doctrine… des Saintes d’Esprit et de Corps… du Christ. Voilà, voilà, allez, je te laisse maintenant parce que, bennn, faut pas que je reste. Alors Larevedere comme ils disent. Oui, c’est ça Hugo, ça veut dire au revoir !
Laurence raccroche et regarde Troisgros.
Et toi, Taratais-toi ! Je n’allais quand même pas lui dire qu’on ne fais pas de demande en mariage au rayon jambon d’un supermarché et qu’il n’est qu’à deux sur l’échelle du Big Bang et que…
TROISGROS : Et que tu es avec Sorin ?
LAURENCE : Et toi avec Cornélia ? Ça va être chat-bouillant, on va vous laisser l’appart deux semaines. Miaouuuuu !
TROISGROS : Je ne te parle pas de Sorin et tu ne me parles pas de Cornélia, ça te va comme ça ?
LAURENCE : Parfait ! (reprenant ses bagages) Heureusement qu’il a débarqué dans ma vie, c’était la dernière étape avant que j’essaie les filles ! (se retournant vers Troisgros) C’est tromper si on trompe avec une fille ? (sans attendre la réponse) Tu as vu comme Sorin parle bien le français maintenant ?
TROISGROS : Oh, oui !!! « Belle marquise, vos beaux yeux, d’amour, mourir, me font… ». Moi qui croyais que tu voulais rester seule…
LAURENCE : Que veux-tu ? Il m’a écrit un poème en roumain et… Et alors, je l’ai invité à venir voir la grande ourse…
TROISGROS : Ah, tu l’appelles comme ça ?
LAURENCE : Et il a des yeux... Tout le monde voudrait avoir ses yeux…
TROISGROS : La couleur des yeux ne fait pas tout.
LAURENCE : Mais dans ses yeux je vois son âme… Je ne sais pas l’expliquer mais soudain mes aisselles se sont mises à transpirer, mon cœur à tachycarder, mes ovaires à…
TROISGROS : Ça ira, ça ira… En y réfléchissant, c’est surtout lui que j’ai du mal à comprendre… Quand même, il doit avoir des penchants un peu masochistes… C’est peut-être ce qui te plaît d’ailleurs ?
LAURENCE : Qui sait, peut-être que ses qualités vont bien avec mes défauts ?
TROISGROS : Quand je pense que tu disais que tu ne voudrais jamais quelqu’un qui te file le train en permanence…
LAURENCE (fermant les yeux): Il a ce je ne sais quoi… J’aime tout chez lui. Jusqu’à ses cuticules et ses poils sur les doigts…
TROISGROS : Et même ses verrues ?
LAURENCE : Oui. Et même ses poils sur les verrues ! Et puis ce sera romantique ce voyage sur le Danube : les moustiques, les trous de balles…
LAURENCE : Les trous de balles ?
TROISGROS : Ben oui, les trous de balles, tu sais, avec Ceausescu et tout ça…
LAURENCE : Ah oui, les trous de balles, oui, bien sûr. Avec Sorin, même les trous de balles seront romantiques !
Arrivée de Sorin qui embrasse Laurence.
LAURENCE : Bonsoir mon chéri, tu as passé une bonne journée ? J’ai presque fini les bagages ! (elle lui tend un paquet) Ah tiens, je voulais te l’offrir là-bas, mais comme c’est un peu lourd, je pense qu’il est plus raisonnable de te le donner ici !
SORIN : Qu’est-ce que c’est ?
LAURENCE : Un petit cadeau pour fêter nos nouveaux jobs ! Je suis tellement contente qu’ils t’aient proposé le poste de Stéphane ! Et tellement heureuse pour Stéphane qu’il soit parti au Cap Vert ! Et tu t’adaptes tellement bien à ton poste ! Il faut dire que Madame Sapy a bien su te former. Forcément, elle connaît bien le profil ! D’ailleurs elle connaît bien tous les profils, il faut le lui reconnaître.
SORIN : Ce n’est pas pour rien qu’elle est devenue Directrice !
LAURENCE : Et Monsieur Goudenard qui nous a enfin fait son burn-out ! Ah la la, tout est bien qui finit bien !
TROISGROS (en aparté, face public) : Après le million de lei, le dictionnaire, les croquettes, les bonbons, ah, et j’allais oublier le chapeau, je serais curieux de savoir ce qu’elle peut bien lui offrir ?
SORIN (exhibant son cadeau): Oh, merci ma chérie !
TROISGROS : Le Kama Sutra ! What else… Ma foi, c’est très bien qu’ils le laissent ici...
LAURENCE : Bon, nous devons partir sinon nous allons rater le train.
TROISGROS : Ah, ça, non, alors !
LAURENCE : Tu es prêt ?
SORIN : Oui ma chérie ! (A l’attention de Troisgros) Larevedere !
LAURENCE (faisant un petit signe de la main à Troisgros) : Larevedere !
Sorin et Laurence sortent.
TROISGROS : Tout pareil !
Scène 5
Mlle Laurence arrive au bureau. Dehors, Monsieur Goudenard a pris la place de Sorin. Il est en train de faire une course de scarabées rhinocéros. Elle lui tend un livre…
MONSIEUR GOUDENARD (lisant le titre) : À la Recherche du Temps Perdu.
LAURENCE : Tenez, j’ai pensé que ça vous occuperait un moment ! Et puis je me suis dit qu’entre rentiers, vous vous comprendriez !
Elle pénètre dans la bâtisse.
SORIN : Un verre d’eau, Laurence-chérie ?
LAURENCE : Non merci, Sorin-chéri, mais je veux bien un café, si tu n’y vois pas d’inconvénient…
SORIN (en aparté, face public) : Certaines choses ne changent pas…
LAURENCE : Ah, et apporte peut-être aussi un café à M. Goudenard. Ça l’occupera au milieu de sa lecture et de ses courses de scarabées…
Sorin sort. Monsieur Goudenard, contemplant ses scarabées, est en train de chantonner : « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien… »
SORIN (l’interrompant): Voici un café. De la part de Laurence-chérie. Enfin, je veux dire, de Mademoiselle Laurence… Alors, lequel gagne aujourd’hui ?
MONSIEUR GOUDENARD : Peu importe, mon p’tit Sorin, peu importe : les premiers seront les derniers, mon p’tit Sorin, les premiers seront les derniers… Au fait, je pars au Cap Vert demain pour rejoindre Stéphane et y étudier les espèces endémiques. Vous pourrez vous occuper de mes scarabées, mon p’tit Sorin ?
SORIN : Euhhh, oui, oui, certainement…
Sorin rentre. On entend Mlle Laurence au téléphone.
LAURENCE : Mais enfin Monsieur Perez, vous n’auriez pas par hasard un petit poilounet dans la main ? C’est un poil , si, si, Monsieur Perez, c’est un poil, c’est même une touffe, que dis-je, c’est une forêt vierge ! (elle raccroche)
LAURENCE (soupirant): Ah, Sorin, tu peux appeler mon prochain client, s’il-te-plaît ?
SORIN : Numéro 1604 !
LAURENCE (dans sa barbe): 16 avril 1889, date de décès de Charlie Chaplin …
Entre un homme habillé en Charlie Chaplin.
LAURENCE : Bonjour Monsieur. Je vous en prie, asseyez-vous ! Je suis Mademoiselle Laurence, la nouvelle DRH, enfin, Directrice des Réponses Humaines. Mais moi, j’aime bien dire Directrice du Bonheur ! Parce que dans Directrice du Bonheur il y a… Directrice… et Bonheur ! C’est une création de poste ! J’ai eu une de ces chances ! J’ai été choisie pour mon côté zèbre m’a t-on dit. Mais voyez-moi plutôt comme un petit renard qui deviendra votre ami si vous lui accordez votre confiance. Je suis là pour que vous vous sentiez moins seul et perdu sur notre planète ! Alors dites-moi, cher Monsieur, à qui ai-je l’honneur ? Et quelles sont ces qualités dont je vous sais pétri qui font que je vous embaucherais ?
CHARLIE CHAPLIN : ...
LAURENCE : Allons, n’ayez crainte, je n’ai encore jamais mangé personne ! Je ne suis pas un monstre ! Juste un monstre d’humanisme, je suppose.
CHARLIE CHAPLIN : C’est que Madame, ce que j’ai à dire n’est pas facile… Et je ne suis pas très loquace.
LAURENCE : La plupart des hommes sont taiseux, cela n’a rien d’extraordinaire, ne vous inquiétez pas ! (Charlie Chaplin reste muet devant elle sans bouger) Eh bien, pourquoi ne pas essayer de chanter ! Peut-être cela vous aidera-t-il ? J’aime beaucoup la musique ! Tenez écoutez (elle monte le son de sa radio et on entend Smile des Temps modernes ; elle chantonne, un peu faux) « Smile though your heart is aching, smile even though it’s breaking, when there are clouds in the sky, you’ll get by... » Vous connaissez ? J’adore cette chanson, elle me met toujours du baume au cœur !
CHARLIE CHAPLIN : …
LAURENCE : Bon, votre dossier indique que vous avez travaillé en usine à visser des écrous, ainsi que comme gardien de nuit dans un grand magasin... Et comme serveur également, semble-t-il… Vous avez également une petite expérience en tant qu’acteur semble-t-il mais il vaut mieux ne pas trop la mettre en avant. (tout bas) Ça fait rêveur et instable.
Elle le regarde et comme il ne dit rien, elle ajoute :
Bon, je ne vous cache pas que votre look doit un peu vous desservir. Vous savez, ce n’est plus complètement à la mode cette moustache. On fait plutôt dans le style hipster dernièrement… Et le chapeau melon, ça fait peur, à cause du Brexit et de la paperasserie que ça occasionne...
CHARLIE CHAPLIN (ouvre la bouche tel un poisson, plusieurs fois, avant de lancer d’une voix tonitruante) : Bonjour Madame, je ne veux pas travailler !
LAURENCE (ouvre la bouche tel un poisson, plusieurs fois, avant de lancer d’une voix hystérique) : Sorin-chéri, appelle-moi tout de suite la Sapy ! C’est une urgence !
(puis, plus bas, face public) Je crois que nous avons un cas de Mademoiselle Laurence !
***
Quelques mois plus tard, Troisgros et Cornélia ont eu une portée de six chatons. Ils en on donné un à Mme Sapy et un à Charlie Chaplin, pour qu’ils soient un peu moins tristes. Ils habitent désormais rue Chauchat où ils coulent des jours heureux.
De son côté, Monsieur Goudenard est toujours avec Stéphane au Cap Vert pour y étudier les insectes. Il ne semble pas vouloir revenir. Heureusement, parce que ses scarabées sont morts, malencontreusement piétinés par un réparateur de photocopieuses qui ne les avait pas vus. Depuis, un jeune Syrien prénommé Adnan a pris sa place dans la rue.
Contre toute attente, Mademoiselle Laurence serait toujours avec Sorin. Il habite rue de Bucarest, elle réside rue Papillon et ils sortent souvent à la Cigale et la Fourmi.
Madame Sapy, quant-à-elle, assume à merveille son rôle de Directrice. En revanche, elle serait à la recherche d’une personne pour remplacer Mademoiselle Laurence, alors si vous connaissez quelqu’un… Cette dernière aurait, en effet, collé sa dem. récemment. Non pas que sa peinture se vende davantage, entendons-nous bien, mais elle aurait, semble-t-il, décidé de s’essayer à l’écriture.