4e de couverture
Salon de Mennecy 2024 avec M Le Maire et Olivier Norek
AUX CŒURS DE VERSAILLES
(extrait, chapitre 1)
CHAPITRE 1
« Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des erreurs premières. »
Gaston Bachelard
Les vacances commençaient bien.
Hugo et Mathilde devaient se rendre dans le Bordelais pour un mariage. Les futurs mariés avaient fixé leur union au premier week-end des vacances d’été, pour être sûrs que leurs invités ne soient pas encore éparpillés aux quatre coins du monde ou dans leurs maisons secondaires, où tous s’empressaient de se rendre aux beaux jours.
Le temps était radieux. Le matin, Hugo était allé courir sur la dune du Pyla pour entretenir sa forme. Mathilde, de son côté, avait fait une longue marche dans les dédales d’avenues calmes et arborées, bordées de petites barrières en bois, qui clôturaient des propriétés aux maisons néo-basques, pour la plupart. Sur les trottoirs roses, sablonneux et irréguliers, de longues aiguilles de pins formaient un tapis tressé aux senteurs résineuses. Mathilde était descendue jusqu’à la plage pour humer à pleins poumons l’air iodé et admirer la vue. Hugo l’avait rejointe au café Haaitza. Ils avaient commandé quelques huîtres, Hugo avec du citron et Mathilde avec une sauce à l’échalote. Ils voulaient manger léger avant le vin d’honneur et le dîner qui les attendaient.
Ils étaient rapidement rentrés se mettre sur leur trente-et-un chez le témoin du marié qui avait accepté de les héberger, en attendant que leur gîte soit disponible le soir, avant de repartir pour la cérémonie religieuse.
De ses yeux myosotis, Mathilde fixait l’église de Notre-Dame-des-Passes avec une impassibilité salvatrice.
L’église néo-byzantine était dédiée aux marins qui affrontaient, au péril de leur vie, l’entrée dans le Bassin d’Arcachon. Et malgré tous ses efforts pour se montrer bienveillante et optimiste, il semblait à Mathilde que Donatienne, la future mariée du jour, pourtant sous la protection des quelques quatre-vingt anges de la nef, allait, elle aussi, pénétrer dans un goulot d’étranglement, au péril de sa vie. Pourtant, non loin de là, la Vierge de l’Avent se voulait rassurante : toute de bois vêtue et enceinte jusqu’aux dents, elle touchait son ventre dans un état de grâce, empreinte de douceur et d’abnégation.
À l’intérieur, la lumière était pastel et tamisée. Les doigts de l’organiste volaient délicatement pour produire des sons enveloppants qui s’échappaient des soixante-trois tuyaux de la façade, tandis qu’une joueuse de flûte traversière émettait des notes divines qui pénétraient les oreilles d’une Mathilde subjuguée, d’une Mathilde qui n’avait jamais réussi à sortir le moindre son de cet engin, ni moche, ni beau, non, aucun son, au grand dam de sa mère qui s’appelait Marie-Paule et qu’elle appelait Polo.
Les futurs mariés, des cousins de Mathilde, étaient arrivés sur une pinasse bleue et bois, ce bateau typique d’Arcachon, à la jetée du Moulleau, en contrebas de l’église, sous les applaudissements des convives ravis du tableau parfait auquel ils avaient le droit de participer, et le bal des mouettes à têtes noires qui avaient eu la courtoisie de ne chier ni sur le marié, ni sur la mariée. Oui, tous se sentaient privilégiés, et peut-être même que les mouettes aussi, allez savoir.
Il faisait beau.
Une petite brise soufflait.
Cyprien, le futur marié, avait aidé sa promise à s’extirper de la pinasse avec sa robe juste encombrante comme il le faut, ni trop stricte, ni trop meringue, un peu bohémienne avec des manches ballons amovibles, comme le voulait la dernière tendance ; ils avaient remonté la jetée puis traversé une courte rue remplie de bars à la mode, avant de gravir un escalier monumental du haut duquel s’offrait une superbe perspective sur le Bassin. Le phare du Cap Ferret se devinant sous l’ombre d’un pin parasol majestueux ne semblait présent que dans le but de sublimer les photos des touristes de passage et des locaux dévots, voire des invités à des mariages.
Mathilde, qui avait une sainte tendance à s’ennuyer comme un croûton de pain derrière une malle lors des vulgaires messes, trouvait les cérémonies de mariage à peu près aussi distrayantes que les terrasses de café.
Elle regardait Agathe, sa nièce, filleule, et petite fille d’honneur, qui piétinait le livret de chants depuis la première lecture en se curant le nez, tandis que son petit frère demandait avec insistance et un peu trop fort à sa mère :
― Maman est-ce que je peux ramasser les pièces sous le banc ? avec le regard interrogateur d’un futur étudiant HEC ou d’un trader à la City à Londres.
Il est vrai que comme il avait laissé tomber le panier lors de la quête en passant au rang de ses parents -sous le coup de l’émotion probablement- il en restait encore quelques-unes qui avaient échappé à la vigilance des invités, pourtant tous accroupis pendant cinq bonnes minutes, pour s’assurer que le prêtre congolais pourrait continuer de s’acheter la délicieuse tarte au mètre à la fraise de la rue d’en-bas, à laquelle il ne dérogeait jamais le dimanche, pas plus qu’à la messe.
Clarence et François, la sœur et le beau-frère de Mathilde, en parents expérimentés, avaient séparé leurs deux enfants, et s’étaient intercalés entre Agathe et Grégoire qui jouaient du mieux possible aux enfants d’honneur idéaux, habillés de blanc, vert et rouge, dans des tenues basques à croquer. Et même si Agathe avait décidé de tourner le dos au photographe professionnel dès qu’il s’approchait, et même si Grégoire avait fini par casser la ficelle de son nœud papillon à force de tirer dessus après ses mésaventures de la quête, on ne pouvait pas se plaindre, jusqu’ici, il n’y avait rien à redire. Clarence n’avait même pas dû sortir de l’église pour aller faire faire pipi à Grégoire derrière un buisson, ou à emprunter une allée latérale sur la pointe des pieds pour faire taire la Princesse Pipelette qui pouvait se transformer en Princesse Braillarde en moins de temps qu’il en fallait pour dire « Amen ».
Clarence avait rencontré François lors d’un séminaire organisé par leur société. Ils étaient voisins dans l’avion qui les menait à Casablanca et avaient continué leur voyage ensemble depuis lors. Leur vie semblait aussi dorée et prévisible qu’un avion de ligne, et Mathilde se demandait comment faisait sa sœur à qui tout réussissait en permanence, avec plus de perplexité que de jalousie.
― « C’est pourquoi quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc. Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les met pas en pratique, sera semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. »
Dans ce décor idyllique, Mathilde fixait donc en apparence l’autel, tout en regardant d’un œil ses neveu et nièce et de l’autre son fiancé, Hugo qui, déjà habituellement distant et peu disert, semblait encore plus lointain et nerveux que d’habitude.
Sa sœur, Clarence écoutait également d’une seule oreille la bonne parole en gardant l’autre pour ses enfants. Elle faisait comme toutes les mères de l’assemblée habituées à être là sans être là, à regarder sans voir, à entendre sans écouter, exténuées par leurs bambins hyper-toniques, fatiguées sur leurs talons de dix centimètres, usées par les protocoles et les faux-semblants, lasses de s’inventer un nouveau masque de perfection tous les jours pour plaire à leurs maris et élever leur descendance.
Mais soudain, Mathilde se focalisa sur les paroles du prêtre congolais qui s’agitait en transpirant sous son aube, sa chasuble et son étole, et déployait soudain tant de conviction dans son discours qu’il paraissait prêt à s’envoler à tout moment, mu par la grande agitation de ses bras qui semblaient des ailes blanches mises en action pour un décollage immédiat. Mathilde eut soudain l’image d’une mouette à tête noire s’apprêtant à prendre son envol derrière une bitte d’amarrage, et esquissa un furtif sourire. Elle avait toujours été un brin irrévérencieuse, au grand dam de sa future belle-mère qui s’appelait Annie et se faisait appeler Nouchka, mais qu’elle appelait Annie.
Normalement, Mathilde ne prêtait guère attention aux prêtres. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne les écoutait plus. Ils racontaient tout le temps la même chose. Disons qu’elle était tombée dedans quand elle était petite. Un peu comme Obélix, mais pour elle, une fois ne suffisait pas, et elle devait y retourner tous les dimanches. Oui, tous les dimanches elle retombait dans la routine de la messe, comme petit à petit elle était tombée dans la routine conjugale, depuis ses fiançailles avec Hugo. Leur mariage était pour bientôt, tout était prêt, et celui du jour devait un peu leur servir de répétition ultime pour voir ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Mathilde avait déjà noté : pas son neveu pour la quête, pas de chants inconnus au bataillon, pas de diadème de guingois, un rouge à lèvres indélébile...
Et c’est ainsi que, ce jour-là, à cet instant précis, du haut donc, de ses talons de dix centimètres, du haut de ses escarpins mordorés Padovan qui brillaient sur ses ampoules et ses pansements au silicone, mais que Mathilde portait pour faire plaisir à Hugo qui fantasmait, entre autres, sur ce genre de choses, Mathilde vacilla légèrement, d’une quasi-imperceptible flexion de la cheville, et concentra subitement ses deux yeux sur le prêtre et ses deux oreilles sur les paroles de l’Évangile. Toutes ses synapses se focalisèrent brusquement pour tendre vers un seul et même signal capital qu’elles captèrent avec l’intensité du désespoir et la fulgurance des vérités indéniables qui ébranlent parfois malgré eux les indécis de tout cuir et ramollissent les armures des guerriers les plus trempées d’un acide décapant et corrosif à l’effet aussi garanti qu’une pluie d’acide urique sur des cultures maraîchères ou une giclée de Coca sur un Malabar collé sous la semelle.
― « La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison : elle est tombée et sa ruine est grande. » Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu, chapitre 7, verset 24, continua la mouette qui ne semblait finalement pas vouloir s’envoler avant d’avoir picoré son morceau de pain.
Bien sûr, au début, Mathilde avait cru au roc. Elle avait cru être prudente. Elle avait envisagé l’éternité. Mais plus les jours passaient, et plus le roc semblait se désagréger en multitudes de grains de sable qui s’envolaient aux quatre points cardinaux, au gré des déplacements d’Hugo, plus ce roc s’usait sous la pluie incessante des piques de sa future belle-mère, plus ce roc s’érodait par manque de marques d’attention, de reconnaissance. Par indifférence. Le modelé du relief s’avachissait sous l’effet combiné de la gravité et des éléments malheureusement naturels que constituaient l’habitude, la lassitude, le laisser-aller. Plus il ne se passait rien, et plus l’abrasion se faisait sentir. L’usure graduelle semblait inéluctable. Par manque de considération aussi. Par manque d’amour surtout, disons-le.
Mais déjà, les invités étaient sortis de l’église.
Ils avaient attendu l’apparition des heureux époux qui finissaient de signer les registres sous les feux du photographe qui, si ses photos étaient à la hauteur de ses contorsions, allait forcément recevoir le prix Cartier-Bresson. Les mariés se prirent quelques pétales dans les cheveux, les parents reçurent les félicitations de mise, et le cortège se mit en route pour le vin d’honneur dans un restaurant huppé du coin où tous les dandys, vieux beaux et reines des garden-parties, se donnaient habituellement rendez-vous.
Mathilde et Hugo accompagnèrent Clarence et de sa petite famille parfaite jusqu’à leur 4x4, non loin de la plage. Ils étaient garés à côté. Ils passèrent devant un vieux manège en bois et Agathe demanda à en faire un tour. C’était couru. Clarence acquiesça : les petits avaient été suffisamment sages pour avoir droit à une récompense. Ça tombait bien : Mathilde avait toujours aimé les manèges.
― Je prends l’avion ! décida rapidement Grégoire qui grimpa vivement dans un biplan bleu aux ailes jaunes, tandis qu’Agathe tergiversait, selon son habitude. Après être montée sur un cheval gris pommelé, elle lui préféra le blanc, et termina finalement son tour de manège juchée sur un dauphin bleu comme il n’existe aucun dauphin, tandis que Grégoire planait au sol avec des allures de Petit Prince, et que Mathilde rêvait d’une histoire d’amour à la Out Of Africa, avec une fin un peu plus à la Disney quand même. Elle regardait ses neveu et nièce avec joie et envie. Elle comptait avoir des enfants assez rapidement après le mariage. Après quatre ans de relation, cela ne lui semblait pas déraisonnable, même si Hugo freinait des quatre fers, prétextant qu’ils devaient profiter, avant de se retrouver « coincés avec de la marmaille ».
Lassé dès le premier tour du carrousel, Hugo commença à montrer des signes d’impatience et Mathilde s’excusa auprès de Clarence et de son mari.
― On vous rejoint, pas de souci ! répondit son beau-frère, avec un clin d’œil complice.
Hugo et Mathilde montèrent alors en silence dans leur véhicule et arrivèrent rapidement sur le lieu de réception prévu pour la suite des festivités, en bordure de pinède. Surplombant le banc d’Arguin, la majeure partie des invités était déjà adossée dans de confortables coussins blancs, ou déambulait nonchalamment entre des parasols immenses, semblant à peine apprécier les mets raffinés servis dans un chic décontracté de rigueur. Les habitués étaient blasés, les non habitués jouaient aux blasés, et les talons des femmes, habituées ou non, s’enfonçaient dans le sable, ce qui faisait rire leurs maris à l’aise dans leurs Richelieu tout-terrain, avant de chausser leurs Richelieu pour la réception du soir. Quant à Agathe et Grégoire, ils étaient aux anges, les pieds et les mains dans le sable, jusqu’au moment où :
― Maman, Grégoire il m’a lancé du sable dans les yeux !
― C’est pas vrai, c’est le vent ! s’indigna Grégoire en traitant sa sœur de sale cafarde et autres noms d’insectes.
Mathilde regarda à l’horizon. Le ciel s’assombrissait en effet, et une légère bise commençait à faire décoller les chapeaux et voler les fanfreluches, tandis que les ammophiles dansaient le jerk entre le blanc du sable et le bleu du banc.
Soudain, Mathilde sentit une goutte sur son oreille droite découverte par le petit bijou de tête qui tenait son chignon bas, et le vent s’engouffrer dans les pétales noirs en crêpe et plumes teintées qui composaient ledit bijou. Elle porta instinctivement sa main pour le retenir, mais il était heureusement bien planté dans son épaisse chevelure claire parsemée de petites perles discrètes et efficaces rose et crème, accordées à la tenue d’Hugo dont la mèche impeccable frémit juste légèrement, sans que ce dernier ne sourcille le moins du monde, habitué qu’il était à faire bonne figure en toutes circonstances.
En quelques seconde, le ciel passa du bleu azur au bleu cobalt, et la nuit sembla tomber. En moins de temps qu’il ne le fallait pour avaler un petit-four, des gouttes énormes commencèrent à s’écraser sans aucune classe sur les accoudoirs des fauteuils, à rebondir sur les tables et les plateaux, à embourber le bas des chaussures et les ourlets des pantalons. Le rimmel et le gel se mirent à couler sur les épaules des invités et des flaques devenues baignoires semblèrent littéralement prendre vie, pour le plus grand bonheur d’Agathe et Grégoire qui se murent, tels des aimants, vers la plus grosse d’entre elles, avec une envie instinctive irréfrénable que ni Clarence, ni personne, ne purent contenir à temps. Cette piscine naturelle était pour eux l’occasion rêvée de dépasser toutes les limites, et peu importe les conséquences et bonnes manières dont on leur rebattait les oreilles depuis le berceau !
Bientôt rejoints par tous les autres bambins en âge de se mouvoir et d’esquiver leurs parents, ils offrirent un spectacle surréaliste aux jeunes mariés maris, qui remirent probablement à cet instant dans quelques années leurs projets d’enfantement. La large ceinture de soie sauvage de Grégoire se détacha et commença à flotter en surface, sitôt rejointe par une jolie ballerine blanche à trou-trous, et la marre aux canards se transforma ainsi en bourbier à porcelets ivres de joie, profitant des largesses de la nature avec un naturel désarmant.
Bien entendu, cela ne dura qu’une courte période, et les gentils Mogwais se changèrent en Gremlins sous l’action combinée de l’eau et de la tombée de la nuit à quinze heures de l’après-midi. Désormais chouinant parce qu’ils avaient du sable, qui dans la bouche, qui dans la raie des fesses, qui dans les oreilles et tous dans les cheveux, reniflant, bavant, éternuant et morvant, les marins d’eau douce commencèrent à s’extirper de la mangrove tels des alligators couverts de boue pour aller se lover dans les bras de leurs mères ou de leurs pères en les maculant au passage, et Mathilde se félicita, pour une fois, de ne pas avoir encore d’enfants à elle, même si cela lui tardait, et même si Hugo éludait à chaque fois le sujet avec la dureté et l’automatisme d’un robot programmé pour la contrarier.
En fond, une musique de jazz très Sainte-Germain, quasi couverte par le tintamarre du déluge, dénotait avec un contraste comique : Thriller de Michael Jackson aurait été nettement plus approprié.
Foutu pour foutu, quelques invités gaillards et foutraques décidèrent de sauter dans la piscine sur laquelle les gouttes bondissaient avec rage, pour en ressortir aussi vite, au premier coup de foudre. Le tonnerre se mit à gronder, le vent persistait à s’acharner. Les parasols s’envolaient tels des javelots, tandis que des serveurs empingouintés leur couraient après, et les mariés médusés contemplaient le fiasco de leur mariage comme mus en statues de sel.
À n’en pas douter, on ne pouvait pas toujours tout prévoir.