Extrait du recueil
LE PREMIER JOUR DU MONDE D’APRÈS
Dommages collatéraux
Louis est un élève brillant, autonome et sans problème. Son arrivée au collège s’est déroulée avec autant de facilité que d’évidence, comme une continuité heureuse de sa scolarité studieuse et impeccable, depuis sa Petite Section à Sainte Anne.
Mais depuis le 16 mars, date de l’annonce du confinement, Louis est stressé : il croule sous les devoirs, travaille jusqu’à point d’heure sans pause, et se couche un nœud au ventre en se demandant s’il n’a pas oublié de faire quelque chose. Il cherche désespérément ses exercices sur École Directe, le drive, les padlets, Showbie. Il a des conférences avec Zoom, Jitsi Meet ou via le CNED. Il dort mal, fait des cauchemars, panique quand il travaille, panique quand il ne travaille pas, panique sans cesse, pour tout, la nuit et le jour, bien qu’il fasse de son mieux, comme il l’a toujours fait.
Ce matin-là, sa maman le trouve perplexe, plus encore que les derniers jours. Heureusement qu’elle est à la maison, savourant son chômage technique à chaque seconde. Elle a confectionné des sorbets avec amour ce matin, pour sa nombreuse tribu versaillaise, avant de se mettre à coudre. Elle rattrape ses années de procrastination et de frustration de ne pas voir ses enfants grandir avec une délectation profonde et assumée.
_ Quelque chose ne va pas, Louis, lui demande-t-elle derrière sa machine à coudre, les mains sur son tissu Liberty destiné à confectionner des masques pour l’EHPAD voisin.
_ C’est mon devoir de Français, maman, réplique Louis, en prenant garde de respecter deux mètres de distance et en regardant ses pompes, plus habituer à briller qu’à confesser ses faiblesses.
_ Tu ne comprends pas la consigne ?
_ Non, ce n’est pas cela, je… Maman, ne te gratte pas le nez avec les mains ! Je… je ne sais pas, je ... je n’ai pas d’inspiration.
_ Quel sujet peut bien faire obstacle à cette imagination d’habitude si débordante, mon chéri ?
_ On nous demande d’imaginer le premier jour du monde d’après, en dix mille caractères, police Arial 12, interligne1,5 et de rédiger une nouvelle de quatre pages maximum et ce, avant le 11 mai prochain, répond alors Louis avec la précision dont il est coutumier.
_ Eh bien, qu’en penses-tu ? lui répond-elle simplement avec son fort accent espagnol aussi enveloppant qu’un churro trempé dans un chocolate.
Louis sait pourtant que cela n’augure rien de bon. La dernière fois qu’elle lui a fait le coup du « Qu’en penses-tu ? », c’était quand il lui avait demandé si le Père Noël existait ou comment on faisait les bébés. Ça sent le traquenard.
Il retourne dans sa chambre les bras ballants, en traversant sa maison qu’il aime toujours, mais commence quand même à détester aussi un peu.
Il lance une recherche wiki sur les catastrophes sanitaires en France.
Il lit quelques lignes sur une certaine grippe A, dix ans auparavant, contre laquelle six millions de Français se sont fait vacciner et qui a fait trois-cent-vingt-trois morts. Il réfléchit un instant au ratio morts/vaccins avant de poursuivre ses recherches pour trouver plus ravageur.
Le nom de « crise de la vache folle » excite maintenant son imagination, mais cette fois encore, Louis est déçu en voyant que le virus s’attaquait surtout aux vaches carnivores et n’a fait que vingt-sept morts humains en France alors qu’on en est à plus de vingt mille ce jour avec le Corona. Les vaches peuvent aller se rhabiller, le pangolin est bien plus fort.
La grippe espagnole apparue... aux États-Unis ? En tout cas, voilà une maladie qui a de la gueule ! Une épidémie internationale, bien contagieuse, bien dégueulasse, qui s’attaquait aux enfants, aux femmes, aux vieux, et ce, juste après la première guerre mondiale ! Là aussi, on portait des masques, on construisait des hôpitaux de campagne... On dénombre deux-cent-cinquante mille morts. Très bien. Mais aucune information sur un éventuel confinement et sur son après.
Plan C : en matière d’Histoire, son père en connaît un rayon. Il doit bien savoir, lui, comment ça s’est passé après les grandes pandémies, comme ils disent sur BFM. Alors Louis décide d’aller l’interroger, au péril de sa vie. Non, son père n’a pas attrapé le COVID-19, mais il télétravaille. Normalement, il ne devrait plus travailler. Sa société ne produit plus d’air liquide, mais ils ont été réquisitionnés pour fabriquer des respirateurs. Louis l’entend parler de pétrole qui s’effondre avec un collègue, avant d’oser un :
_ Papa ! dans son dos, mais toujours à deux mètres de distance.
Son père coupe la vidéo et le micro.
(...)