La Folle à la cloche
Nouvelle en alexandrins
Eve plissa ses yeux bleus, comme pour rétrécir, l'image qui s'offrait devant elle, sous elle. Elle les avait bouffis, sensibles et irrités, et ce simple mouvement sembla prendre l'ensemble des forces qui restaient à son corps maigre et pâle. Elle tâchait de tout voir et de tout condenser, voulait se souvenir et n'en pas perdre une miette. L'air était vif et sec, le froid piquait sa peau, les mouettes volant au loin poussaient des cris lugubres. La mer, en cette soirée, n'était pas avenante : les vagues s'écrasaient dans un fracas terrible sur un sable jonché de coquillages coupants comme des cutters cassés. Telles des broyeurs dotés d'une force acérée, elles œuvraient dans un bruit hurlant de vérité et semblaient exister dans le but évident d'accomplir en ce jour un labeur destructeur. Leur écume crépitait comme les braises d'un feu, avalant au passage des crabes menaçants. Il n'y a avait pas de lune, il n'y avait pas de monde. On devinait au loin des cumulonimbus semblant prêts à s'abattre d'une seconde à l'autre.
Assise sur sa dune, Eve persistait pourtant à vouloir embrasser le tableau désolant. Les pieds recroquevillés, elle restait immobile, regardant fixement un horizon bouché. Des herbes hautes et fines qui poussaient sur les plages fouettaient incessamment son visage impassible dans une danse entêtante parfaitement mise au point par un vent violent orchestrant le spectacle. Une lumière violette au-dessus de sa tête était zébrée, striée de bandes incandescentes. Le soleil n'allait pas tarder à se noyer et seul un arc de cercle de taille minuscule pouvait être discerné encore à l'horizon. Le sable humide et froid créait des monticules aux formes effrayantes et semblait se mouvoir parfois, par sorcellerie, puis laissait entrevoir un crustacé pressé. Formé de grains grossiers, il créait des collines aux abords abrupts, difficiles à gravir.
Le lieu était désert, ce soir comme souvent. Rarement fréquenté, il avait conservé son authenticité : seuls les habitués connaissaient le chemin. On y croisait seulement des pêcheurs peu bavards habitant sur la côte des cabanes isolées d'où s'échappaient parfois les lueurs pâlottes de bougies archaïques qu'ils allumaient le soir. Une fumée grisâtre qui irritait les yeux et sentait le poisson volait à l'horizon.
(...)