Le Grand Carnaval
Ça y’est, c’est le gros Mardi qui revient : fat Tuesday, et en français dans le texte, Mardi gras.
Ben oui. Pourquoi croyez-vous que j’arrive déguisée en Woman in Black avec mes lunettes de frimeuse sur le nez alors qu’il n’y aura pas le moindre rayon de soleil à moins de 300 km sous la Loire, hein ? Alors, certes, c’est ridicule, mais c’est stylé il paraît, dixit mes élèves ; c’est déjà ça. De toute façon, le thème des profs, c’est pas moi qui l’ai choisi. Franchement, j’aurais préféré 50 nuances de Grey ou le Rocky Horror Picture Show, si on m’avait demandé, histoire qu’on se marre un peu et qu’on porte des tenues qui changent.
Je pénètre dans la classe des 6èmes dont je suis prof principale en sachant déjà que cette heure de cours est vouée à virer à l’anarchie la plus extraordinaire car aujourd’hui, c’est donc le gros Mardi, jour de compétition impitoyable entre nos 10 classes de 6èmes, et ici, c’est pas comme avec Jacques Martin, tout le monde ne gagne pas, et en tout cas, et en général, certainement pas ma classe, vu que c’est toujours l’autre grosse fayotte de prof qui gagne avec sa classe de gros fayots d’élèves depuis des années et ce n’est pas forcément très grave (is it?), alors pourquoi je rêve régulièrement que je la traîne par les cheveux sur des rochers pointus et que ça saigne et que je rigole, on se le demande, don’t you?
Je pénètre donc dans la classe des 6èmes dont je suis prof principale ainsi que je vous le disais, où un fantôme tombé du lit et un ghostbuster à aspirateur à miettes cohabitent aussi gaiement qu’anarchiquement avec Lucky Luke et les Dalton ou encore Bugs Bunny et deux licornes phosphorescentes en plein dialogue sur leur nuage. Stoïque, je prends une grande inspiration juste en-dessous de mes Ray Ban en balançant un tonitruant :
- Good morning, sit down please ! avec d’autant plus de plaisir que je sais par avance et par expérience que ce sera probablement la seule phrase banale et normale de cette journée décidément pas comme les autres, même si Halloween, c’est pire, et que, toujours dans le même genre, Guy Fawkes peut bien aller se faire pendre avant d’aller se faire brûler.
- Madame, je peux pas m’asseoir avec mon capteur de fantômes !
Ça commence... Je pense : eh bien t’as qu’à te le mettre dans…, parce que non, je ne suis pas toujours très polie à 8h30 du mat à l’aube, à l’heure où la campagne a déjà bien blanchi. Sauf que je dis :
- Lay on the ground face downwards, that’s all I can think of (Allonge-toi donc par terre à plat ventre, je ne vois rien d’autre), ce qui constitue déjà un bel euphémisme par rapport à la phrase d’origine qui m’est venue spontanément.
L’élève me regarde, un brin interloqué et je ne sais si c’est parce qu’il a compris ou parce qu’il n’a compris, et d’ailleurs je m’en fiche. Puis, heureusement pour lui, j’ai une autre idée :
- As you can’t sit, go to the staff room, I need 30 copies (Tiens, ben puisque tu ne peux pas t’asseoir, va donc en salle des profs me faire 30 photocopies -celles que je n’ai pas pu faire parce que la prof de maths photocopiait la carte d’identité de sa fille pendant que la prof de techno photocopiait la recette du moelleux au chocolat de Sandrine-de-la-vie-scolaire). Allez, un de moins, c’est toujours ça…
- Madame, est-ce que je peux l’accompagner ?
- Heuuu, toi, Casper, t’a pas peur de te faire aspirer par Bill Murray ?
Rires polis de certains élèves qui connaissent plus Boule et Bill ou Bill Gates que Bill Murray mais qui ont compris qu’à certaines heures du matin, je pourrais bien Tuer Bill comme ils disent au Québec, ils sont ben fous ces Québecois lo quand même…
- Hé Madame, lui, c’est plutôt Billy the kid !
Je pense : Ta gueule, Averell, et d’ailleurs, t’avais pas besoin de te fabriquer un boulet, c’est redondant, mais j’en profite pour enchaîner sur un petit interlude au cours duquel je raconte le triste sort de Billy the Kid tué à 21 ans par Pat Garrett et d’ailleurs les frères Dalton ont bel et bien existé eux aussi pendant qu’on y est, et même Calamity Jane, une grande féministe alcoolique ingérable avec laquelle je me trouve parfois un peu trop de points communs.
Arrivée, sur ces entre-faits, du jury qui doit décider de la classe la mieux déguisée et devant lequel les élèves entament une chorégraphie qui ferait peut-être pâlir d’envie Marthe Mercadier dans Danse avec les Stars mais c’est à peu près tout, puisque la bouteille de Ketchup se télescope avec le tube de mayonnaise qui tombe sur l’épée du Pirate des Caraïbes lequel manque de se faire assommer par la tête de Dumbo qui danse à peu près comme lui, et donc on est bien obligés de soudoyer le jury en leur offrant des pancakes avec de la pâte à tartiner parce qu’il faut savoir qu’il y a des places de cinéma à gagner pour la meilleure classe, et donc l’enjeu est de taille, et donc ça ne rigole pas et ce, même si ça en fera moins pour nous, des pancakes, vous suivez, mais s’ils veulent aller voir les Tuche gratos, mes élèves, il faut ce qu’il faut, même si perso, on me paierait que je n’irais pas, et d’ailleurs ça tombe bien puisqu’on a quand même de grandes chances de...perdre… enfin de risques...de perdre...encore une fois... et c’est très bien parce qu’on est pas des fayots, nous… pas comme certaine… elle… et ses fayots d’élèves. Non, nous on est intègres ! Imparfaits, mais intègres ! Non, mais !
Départ du jury aux doigts tout collants à cause des pancakes parce qu’ils ont encore 9 autres classes à évaluer alors faut pas mollir, vu qu’ils commençaient par nous (il faut bien être premiers où l’on peut), et donc nos éminents membres du jury s’éclipsent enfin, drapés dans leur mutisme emprunt d’un suspense insoutenable, en attendant la parution du nom de la classe gagnante le lendemain. Et même si le Directeur de niveau manque de s’ouvrir le menton sur mon bureau en glissant sur du slime en partant, on peut dire que ça ne s’est pas si mal passé cette année finalement. Quand même. Enfin ça, aurait pu être pire. Si, si. Croyez-moi sur parole.
S’ensuivent mes remerciements appuyés à mes élèves pour leurs efforts vestimentaires, culinaires, chorégraphiques (à défaut d’exploits) avant d’essayer de continuer mon cours, tant bien que mal, en le ponctuant toutefois par intermittence de réflexions aussi improbables que surréalistes comme :
« Could the purple unicorn stop playing with the balloon on her neighbour’s head? » (la licorne violette aurait-elle l’extrême obligeance de cesser de jouer avec le ballon de baudruche sur la tête de sa voisine) ou encore « Don’t you eat the rabbit’s carrot, it’s not yours ! » (Mais ne mange donc pas la carotte du lapin, ce n’est même pas la tienne !).
Lorsque la sonnerie retentit, je ressens l’appel irrésistible de la machine à café qui attendra quand même un peu car je vais d’abord rouler sur le sabre laser d’Anakin Skywlaker en me rattrapant avec une agilité assez remarquable, aux macarons de la princesse Leia qui ressemblera ensuite davantage à Chubaka et qui hurle, comme lui d’ailleurs, be quiet Chewie, you are so over-reacting, avant d’atteindre la sortie, et alors, allez savoir pourquoi, en refermant la porte de la classe, mes lunettes de Woman in Black, cachent, certes, quelques rides et quelques cernes, mais aussi une certaine lueur de bonheur car il faut bien l’avouer, encore cette année, on s’est bien amusés, et tant mieux parce que l’année d’après, ça recommencera, et puis l’année d’après, ça recommencera, et gagnera bien qui gagnera le dernier !