Les voyageurs sans bagages, nouvelle du recueil "Voyages" publié par Ecrire à Versailles en 2021
(Illustration Carole van Hille)
Bonjour à tous, je m’appelle Manu et vous assistez aujourd’hui à un stage en visioconférence afin de vous « décloisonner ». Depuis mars 2020, je me suis formé pour devenir coach en « solitude » et en « enfermement » et je suis maintenant formateur de formateurs après m’être perfectionné et enrichi des expériences des uns et des autres. Je pense être aujourd’hui en mesure de vous apporter de l’écoute, du soutien, de l’aide et de vous proposer des solutions que vous adapterez chacun à votre profil et à votre sensibilité propre. Nous avons déjà fait ensemble le premier séminaire pour rompre avec la solitude et vous en êtes désormais au deuxième stade visant à vous aider à gérer votre sédentarité. Certains me parlent de fourmis dans les jambes ou de besoin irrépressible de monter dix fois leurs escaliers sur leurs pauses de télétravail, certains dépriment au moment de leurs vacances, ne sachant que faire, d’autres encore me disent que l’immobilisme leur donne froid et qu’ils s’emmitouflent dans des couvertures comme Belmondo dans Le Magnifique. Chacun ressent cet emprisonnement à sa manière, qu’il s’agisse des confinements, des couvre-feux, des frontières fermées à l’étranger... Je vous propose pour commencer un tour de table au cours duquel j’invite chacun de vous à nous confier vos astuces pour voyager autrement… Qui veut commencer ? Oui, Véronique ?
_ Moi, je me suis acheté un tableau numérique et je change de toile régulièrement. Quand je veux m’imaginer à Londres, je mets un Turner, à Barcelone, j’opte pour un Miró, etc. Actuellement, j’alterne les toiles de Van Gogh et Gauguin. C’est un double voyage, je suis en même temps avec eux à Amsterdam ou dans leur atelier à Arles, à Auvers-sur-Oise ou sur les îles Marquises…
_ Moi, je modifie ma chambre régulièrement ; Comme j’étais VRP, j’ai beaucoup voyagé partout en France… dans la vie d’avant. Je regarde les photos des chambres d’hôtel où je me suis rendu avant de me coucher -j'en envoyais toujours une à ma femme pour lui dire bonne nuit- je regarde les photos que j’avais prises sur place pour m’y re-transporter.
_ Je suis très fier de vous, je vois que vous avez déjà développé des stratégies tout-à-fait étonnantes ! Jamais mes séminaristes ne cesseront de m’étonner ! Blanche, je vous vois toute timide mais je suis sûre que vous avez aussi trouvé des « trucs » pour tromper votre enfermement… Allez-y, Blanche, nous vous écoutons, nous avons tous besoin les uns des autres.
_ Eh bien, pour ma part… J’imagine que je suis… une plume. Et je me détache. Et je voyage. J’atterris dans la chevelure d’un enfant qui me transporte sur une aire de jeu. Là, je tombe en bas d’un toboggan ou je stagne un moment, accroché à un brin d’herbe avant que le vent ne me projette sur le dos d’un chien à l’épaisse fourure. J’y suis bien, il fait chaud. Il me ramène chez son maître. C’est un boxeur. Je le regarde s’entraîner. Il cogne, se dépense, transpire. Je fantasme un temps sur ses tatouages maoris. Il a chaud. Il décapsule une bière et ouvre la fenêtre. Je décolle de nouveau…
_ Merci Blanche, votre imagination est subjuguante et dites-vous que vous ne l’auriez peut-être pas développée à ce point sans la COVID-situation ! Marie-Laure, maintenant, c’est à vous, nous continuons notre brain-storming.
_ Déjà avant, nous ne voyagions pas beaucoup. J’ai une grande tribu et voyager avec tous nos enfants coûte cher. Nous descendions toujours au même endroit, à Cléon, vers Rouen. Souvent, les belles après-midi, nous nous allongions dans l’herbe pour jouer aux nuages.
_ Jouer aux nuages ?
_ Nous en choisissons un en particulier et chacun dit ce que cela lui inspire. La dernière fois, un seul et même nuage m’a fait penser à la balancelle à fleurs dans le jardin de mes grands-parents alors que mon mari m’a expliqué que ça lui faisait penser au tapis du bureau de son père. Ma fille a imaginé que c’était la maison de sa poupée Nina et mon fils soutenait que c’était la console de jeu du Père-Noël !
_ Et comment faites-vous depuis qu’il est de nouveau interdit de se déplacer à plus de un kilomètre de son domicile ?
_ La même chose mais depuis la porte-fenêtre du salon ! Nous nous allongeons tous les uns à côté des autres par terre, en rang d’oignons, nous regardons le ciel et nous… voyageons.
_ Merci, Marie-Laure ! Allez, Antoine, c’est maintenant à vous et nous terminerons notre exercice avec Louise.
_ Alors, comme vous pouvez le constater, je me porte plutôt bien ! Maman est cuisinière, explique Antoine avec un regard coupable en regardant ses boudins de LGBT habitant seul avec maman.
Elle a tenu un restaurant. Longtemps. Jusqu’à ce que… Parfois, elle nous fait un English breakfast avec des scones, de la Marmite, de la marmelade et alors on entend presque Bi Ben. D’autres fois, nous voyageons à Prague avec son goulasch de porc tchèque qu’on a l’impression de déguster aux abords du pont Charles. D’ailleurs, à force, moi aussi, je me suis mis à la cuisine. Il y a peu de temps, je lui ai préparé des tacos à la joue de bœuf avec de la sauce au piment et des quesadillas habillé en Frida Kahlo.
Je me retiens pour ne pas dire qu’il ressemble plus à Diego Rivera mais il me fait plutôt rire. Jusqu’à ce que Manu s’adresse moi pour me demander comment je voyage par procuration à mon tour.
_ Allez, Louise, il ne reste plus que vous. Je me souviens que le séminaire sur la solitude avait été particulièrement éprouvant pour vous mais vous aviez fini par y arriver ! Il faut penser positif, constructif, collectif, vous vous souvenez ?
Comment lui dire que je ne veux pas voyager par procuration. Que je sais bien que je devrais faire des efforts mais que je n’en peux plus de faire des efforts. Que je rêve régulièrement d’escalader la muraille de Chine ou de voir la baie de Ha Long en jonque avec une fleur de lotus accrochée à mon corsage. Que je crève de sauter du pont de Mostar et de plonger à poil dans l’eau du fleuve Neretva. Que je veux entendre les fontaines du Generalife me chanter la musique del Chico pleurant sur son royaume : « Tu pleures comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme » lui dira sa tendre mère à l’époque. N’en sommes-nous pas tous là ? A pleurer comme des enfants ce que nous n’avons pas su conserver ? Mais Manu ne veut pas entendre ces choses-là. Et dire que je le paye pour entendre ces foutaises ! Non, Manu veut entendre du positif, du constructif, du collectif, du faux, du niais ! Mais Manu m’emmerde à la fin, Manu m’emmerde ! Et cette situation m’emmerde encore plus, voilà la vérité ! D’ailleurs, tout m’emmerde, j’ai envie de hurler, de taper, de pleurer, de faire saigner quelqu’un ! Je n’en peux plus, non, je n’en peux plus. Somebody help me ! HELP ME !!!
_ Maman, maman, mais qu’est-ce que tu as à crier comme ça ??? Toute la plage te regardes, tu nous fais honte à la fin !
Je me relève. Il y a le ciel, le soleil et la plage. Les enfants jouent avec des ballons multicolores. Au loin, le bateau de la SNSM met une pointe orange sur le bleu outremer. Les calanques dominent la scène et nous coupent le vent. Il fait chaud. Tout est calme. Tellement calme. Le calme après la tempête.
_ Maman, si tu recommences tes crises, on va devoir rappeler Manu !
_ Non, pas Manu ma chérie, non, surtout pas Manu. Ne t’en fais pas tout, va très bien.
_ Tu en es sûre ?
_ Oui, tout va très bien maintenant, ce n’était qu’un vilain cauchemar, mon traumatisme de 2020, tu sais ?
_ Oui, je sais. Mais maintenant, c’est fini. FINI, tu entends ? Il faut profiter !