Outre-Manche
(Texte paru dans le journal du collège en 2020)
S’il y a bien une chose à laquelle une professeure d’Anglais ne peut couper, c’est bien au sempiternel voyage en Angleterre avec une cargaison de 30 ados aux trainers (oui, ça veut dire baskets alors que « basket » veut dire panier, so what?). To go or not to go, that is not the question.
Départ donc au little morning sans little luncher car à 4h30, je ne sais pas vous, mais moi, y’a rien qui passe. Surtout que ça fait 3h30 en Angleterre alors… Alors on engouffre les mômes dans le car et les bagages dans la soute en regrettant de ne pas pouvoir faire l’inverse, et, trop vite, les complaintes commencent :
- Madame, quand est-ce qu’on arrive ?
Alors, je t’explique, là, on n’a même pas démarré, alors on va d’abord prendre le car puis faire une pause pipi/a pee break, reprendre le car, refaire une pause/un re-break, faire monter le car dans un train qui va passer sous la Manche et rester terrés comme des baudroies dans les profondeurs channelliennes en essayant de garder notre self-control/ un under the channel-break like an anglerfish sans nervous breakdown, puis rebelotte et re-have a break et have a Kit-Kat. Alors please give me a break. Voilà. Comment je t’ai cassé !
Un ange passe. Mais très vite :
- Madame, j’ai mal au ventre ! Visage grimaçant, mains jointes et crispées de Melchior sur son belly. Une fois, deux fois, trois fois. A la troisième fois, le Médecin malgré moi appelle les parents pour leur dire que le Malade Imaginaire a besoin de faire pooh-pooh pi dou. Je note dans un coin de ma tête de penser à apporter de la confiture de rhubarbe l’année prochaine pour que ça aille mieux pour tout le monde. To go or not to go, décidément... Métaphore filée.
- De toute façon, je ne suis autorisée à rien t’administrer, wait and crève, et d’ailleurs, si j’étais toi, j’attendrais plutôt d’être en Angleterre pour mon latrine duty, parce que s’il y a bien une chose qui est mieux là-bas…
Shortcut et arrivée sur un parking au fin fond du Warwickshire par moins 2 degrés avec un vent à 13km/h et une humidité à 73%. On dispatch les élèves et j’explique aux hébergeants Grands-Bretons que non, ils ne peuvent pas mettre deux élèves par lit, même dans un grand lit, et même des petits garçons, non mais vous avez mangé trop de Marmite ou quoi ? Et que non again, je ne vais pas partager mon lit avec ma collègue et avec le chauffeur non plus pendant qu’on y est, sans être bégueule, non mais vous l’avez sniffée, en fait, la Marmite, ou WHATTTT ??!!!
Première matinée, joie de la douche écossaise qui pisse trois gouttes dans une cornemuse, fun de la chasse d’eau raciste qui ne veut pas chasser les crottes françaises, volupté du croissant décongelé micro-wavé dans un thé noir de Yeurk même s’ils affirment qu’il est de York. Alors pour me donner du baume au cœur, je pense au pique-nique de midi avec mon bun curry-mayo-raisins et mon eau à la pomme qui m’attendent. An apple a day keeps the Doctor away. Ouais… Wait and sick.
Allez, visites sur les traces de Shakespeare, chez sa bourge de mère, chez sa cougar de femme, dans son école sans filles, dans son église de ploucs, dans son théâtre troué, bref dans les chaussures du fils du gantier même qu’à force, on en a plein les bottes. Histoires gores d’une époque charmante pendant laquelle on enterrait les pestiférés vivants, on récupérait l’ammoniaque dans les urines, on vous flagellait à l’école, on ne pouvait pas faire de théâtre si on était une femme, comme quoi c’était pas mieux avant, sauf que ce sera pire après. Macbeth est toujours aussi veule et pleutre, l’autre gourdasse tombe toujours amoureuse de son âne, Hamlet hypnotise son crâne pendant que Juliette se prend la tête en croyant son Montaigu mort, le Maure se morfond, la Mégère s’apprivoise, les gosses font beaucoup de bruit pour rien, bref, le monde entier est un théâtre et chacun joue son rôle du mieux qu’il le peut. Allez. Encore 5 jours. Encore. Toujours. Still. Again. Not yet. Soon. Avant de retourner au pays de Molière. En priant pour qu’il n’y ait pas de Tempête sous le ferry. Parce que les Rois de la pluie, on les aime bien. Mais chez le Roi Soleil, c’est mieux. Alors home sweet home. Comme on dit chez eux. En parlant de chez nous.